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les deux Hercules, bien convaincus que si leur usurpation traversait un certain nombre de siècles sans que le reste de la terre réclamât contre cette ingénieuse imposture, et surtout si leurs historiens montraient quelque génie, l’Orphée et l’Hercule des temps primitifs ne seraient que leurs héros indigènes.

Tout porte à croire que l’histoire de la première navigation fut écrite ou du moins traduite dans l’origine en phénicien. Lascaris conduit lui-même à cette induction quand il dit, dans ses Prolégomènes antiques sur Orphée, que le héros employa l’alphabet phénicien, ainsi que l’historien de Troie, Dictys de Crète. Or, les poëtes grecs, qui voulurent relever les héros subalternes du siècle de Jason, abusèrent de l’équivoque des termes de cette langue pour donner quelque base à leurs fables mythologiques. Comme le mot syrien gazath signifie en même temps un trésor et une toison, ils inventèrent le conte de la Toison d’or ; le terme saur, qui désigne à la fois un rempart et un taureau, fit naître l’idée du taureau vomissant des flammes, qui servait de rempart contre les ravisseurs du trésor ; enfin le mot nachas, qui sert également à exprimer de l’airain et un dragon, conduisit à la fable du Serpent ailé, que le chef des Argonautes endormit pour s’emparer impunément de la toison[1]. Toute cette histoire, dépouillée de l’enveloppe hiéroglyphique que lui avait donnée la tradition du Périple oriental, signifie simplement qu’il y avait une grosse somme d’or renfermée dans un port de la Colchide ; qu’un navigateur audacieux trouva le moyen d’assoupir la vigilance des soldats couverts d’airain, qui étaient préposés à sa garde, et qu’ensuite il s’empara de la forteresse malgré les feux qu’on lui lançait du haut des murailles. Quand on a la patience de lire, dans cet esprit de sage critique, les anciens contes de la mythologie et les rapsodies alchimiques qui traitent du grand œuvre, on rencontre çà et là quelque vérité qui dédommage de l’ennui que tant d’absurdités frivoles causent à la raison.

J’ai parlé de rapsodies à propos des Argonautes, et je m’éloigne moins de mon sujet qu’on ne pense. Suidas, dans son lexique, et Eustathe, dans ses Notes sur Denys le géographe, ont écrit sérieusement que Jason alla en Colchide pour chercher le grand œuvre. Le trésor qu’on y gardait avec tant de soin était, disent-ils, un livre précieux qui apprenait à convertir en or les métaux, et comme ce livre était écrit sur une membrane de bélier, on l’appela la Toison d’or. Assurément les Grecs du siècle de Jason étaient trop ignorans pour exposer leur vie dans le dessein de conquérir un livre, mais cette tradition a pu naître de la trace profonde que le voyage des Argonautes primitifs avait laissée dans la mémoire des peuples. Ce voyage était si mémorable que les poëtes, comme je l’ai déjà remarqué, y ont trouvé la matière d’un grand nombre de poëmes épiques, et les Paracelses du moyen âge, l’apologie de leurs rêveries érudites sur la pierre philosophale.

Le poëme du premier Orphée sur le Périple des Argonautes primitifs a été fondu, comme nous l’avons vu, avec, celui d’Orphée de Thrace sur le voyage des Argonautes de Jason, et cette disparate dans les événemens, jointe à celle que de savans hellénistes ont cru voir dans le style de l’ouvrage qui nous reste, a fait douter de l’authenticité de ce monument littéraire. Il faut placer sous les yeux les pièces du procès, afin de mettre les bons esprits à portée de prononcer.

D’abord il faut déclarer franchement qu’à un petit nombre de vers près, soit cités dans les historiens, soit déclamés dans les Mystères, et qu’une tradition orale a pu conserver, il n’existe, dans le catalogue des trente-cinq ouvrages dont il est parlé dans l’Épigène d’Eschenbach, aucune production authentique des deux Orphées[2]. La discussion ici ne roule que sur les Hymnes, sur le poëme des Pierres et surtout sur le Périple des Argonautes, qui portent le nom du chantre de la Thrace dans les belles éditions de Gesner, de Henry Estienne et d’Eschenbach.

Un texte de Diogène Laërce, accrédité par Jamblique[3], a pu amener le pyrrhonisme sur ce que nous appelons les œuvres existantes d’Orphée. Le premier dit que Pythagore avait écrit quelques ouvrages qu’il avait mis sous le nom de cet homme célèbre : Pythagoram nonnulla scripsisse et ad Orpheum auctorem retulisse. Mais cette vague inculpation, que les écrivains de poids de l’antiquité ne semblent point avoir accueillie, ne décide point la question. Il ne s’agit point nommément, dans la phrase de Diogène, des trois livres de la collection de Gesner ; d’ailleurs il est avéré, par une tradition immémoriale, que les Hymnes et le poëme des Argonautes, ainsi que les idées génératrices répandues dans les trente-cinq livres mentionnés dans l’Épigène, étaient répandues chez les anciens avant la grande célébrité de Pythagore.

Une opinion un peu plus plausible est que ce que nous avons d’Orphée ayant été recueilli par ses disciples aura été embelli, ou si l’on veut défiguré, en passant par leur plume. On accuse principalement de ce délit littéraire Prodicus,Théognète et Onomacrite.

Il faudrait peut-être alors, en réfléchissant au prodigieux éloignement où nous sommes des mémoires originaux d’Orphée, savoir gré aux amis de sa gloire, qui ont dérobé ces espèces de tables sacrées au nau-

  1. Toutes ces étymologies sont tirées de Bochart, l’homme de son temps le plus versé dans les langues orientales. Phaleg., lib. 4, cap.31.
  2. Je comprends dans cette proscription quelques-uns des fragmens d’Orphée qu’on voit à la tête de l’édition de Henry Estienne, et peut-être les 66 vers du Peri-seismon, ou Pronostics sur les tremblemens de terre, qu’on trouve dans l’appendice de l’Anthologie.
  3. Diog. Laert. in Pythagor. et Jamblic. in vita Pythagor.