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frage des temps ; il faudrait, malgré le vernis étranger qui couvre ces productions primordiales, regarder les éditeurs du sage de la Thrace du même œil que nous regardons Platon, qui dans ses immortels dialogues a conservé aux siècles la doctrine de Socrate.

Huet, le savant évêque d’Avranches, donna le premier le signal d’anéantir l’existence littéraire d’Orphée. Il prétendit dans ses Questions Alétanes, que les Hymnes, les Pierres, et surtout le poëme des Argonautes, avaient été composés par des chrétiens postérieurement à l’époque où fleurit Origène[1], et cette assertion a été répétée de nos jours et empoisonnée par Diderot, qui ajouta que ces faussaires de la religion du Christ recoururent à cette petite ruse pour donner à leurs dogmes absurdes quelque poids aux yeux des philosophes[2]. La prétention d’Huet, dénuée de preuves historiques, et l’assertion de Diderot, d’après les termes injurieux qui ont échappé à sa haine contre la religion de ses pères, ne demandent pas que j’entre en lice pour les réfuter.

La seule objection vraiment imposante est celle des hellénistes, qui trouvent dans le style des trois poèmes d’Orphée des traces évidentes de leur composition par quelque Annius de Viterbe, aussi mal-adroit que celui qui a ressuscité les annales du Bérose de Babylone.

Ces critiques, dont l’autorité est d’un grand poids, partent d’un texte de Jamblique, qui, sur la foi de Métrodore, affirme qu’Orphée écrivit ses poëmes dans l’ancien dialecte dorique[3] ; tandis que le manuscrit grec interprété par Lascaris les suppose écrits originairement en phénicien. Or, disent les partisans de l’obscur Métrodore, le dialecte des Doriens ne se rencontre ni dans les Hymnes, ni dans le poëme des Argonautes, ainsi l’homme de goût ne saurait les lire sans s’indigner de voir le beau nom d’Orphée prostitué à de pareilles rapsodies.

Un critiqué estimable, sinon homme de goût, du moins homme très-versé dans l’hellénisme, Schneider, a beaucoup fait valoir cette preuve scientifique dans ses Analecta critica, qui ont paru en 1777. Il prétend que la langue des Hymnes ainsi que des Argonautiques est un jargon moitié grec et moitié latin, tel qu’on pouvait le parler à l’époque où les langues de Démosthène et de Tite-Live commençaient à se défigurer. Cependant, moins hardi que le savant Huet, il fait remonter jusqu’au commencement de l’ère vulgaire l’époque où on nous donna pour les originaux d’Orphée les romans philosophiques des Annius de Viterbe[4].

Malheureusement pour l’hypothèse de Schneider, il s’est trouvé dans l’université de Leyde un autre helléniste d’un grand nom, David Ruhnkenius, non moins versé dans la belle littérature du siècle de Périclès, qui a défendu les Hymnes et le poëme des Argonautes contre les imputations injurieuses de leur détracteur. Il a prétendu qu’une lecture réfléchie de ces deux ouvrages ne lui avait présenté aucun amalgame de grec et de latin ; il a ajouté que les idées qui y étaient répandues tenaient, par leur originalité, de l’âge d’or, et que le style lui semblait très homérique ; seulement il penche à attribuer ces productions originales et dignes d’Homère à la plume d’Onomacrite[5].

Il ne m’appartient pas de décider entre les deux opinions contradictoires de Schneider et de Ruhnkenius ; leurs noms comme leur hellénisme m’en imposent : je me contente de faire observer que la lutte des amis d’Orphée et de ses détracteurs n’est point finie ; que les uns ne lancent aucun trait que le bouclier des autres ne repousse, et qu’à la fin du dix-huitième siècle les athlètes étaient encore en présence sur le champ de bataille.

Après avoir pesé avec quelque soin toutes les pièces du procès, voici quelle serait ma manière de penser ; mais je ne la présente que comme une opinion, et non comme un jugement. Content de m’exprimer avec franchise, de n’avoir point de doctrine secrète et d’éloigner toute arrière pensée, je ne demande que la tolérance que je professe jusqu’à ce que l’on m’oppose une plus grande masse de lumière.

Le poëme des Pierres porte avec lui une espèce de type d’antiquité, à cause du fameux Proœmium en prose de Démétrius Moschus, qui précède les deux préambules en vers de l’auteur original. Je ne vois pas que les critiques allemands, entre autres le redoutable Schneider, aient dit de cet ouvrage ce que le jésuite Hardouin disait de l’Énéide de Virgile, imaginée à son gré par des moines dans les cloîtres de Cîteaux. D’ailleurs, le peu d’objets importans que ce poëme renferme, en prouvant l’enfance de l’art à l’époque où il a été composé, prouve aussi son originalité. Assurément si un faussaire l’avait écrit vers le siècle d’Origène, il aurait été bien maladroit de ne pas profiter des découvertes de Pline dans cette partie de l’histoire naturelle. La grande raison qu’on objecte, que ce traité en vers ne nous apprend rien de neuf, est précisément celle que je ferais valoir pour le donner à l’Orphée de Thrace : tout, jusqu’à la réduction de quelques chapitres en simples distiques, et à la mutilation du poème qui a perdu les deux tiers de son étendue, semble annoncer qu’il ne s’est rien glissé d’hétérogène dans sa composition primitive. Des imposteurs qui l’auraient refait n’auraient ni imaginé des chapitres de deux vers, ni réduit à vingt opuscules le livre que les âges antérieurs avaient vu en quatre-vingts.

  1. Quæstion. Aletan., lib. 2.
  2. Opinions des philosophes, t. V, de ses œuvres, Philosophie fabuleuse des Grecs.
  3. De vita Pythagor., cap 34.
  4. Analec. critic. fascicul 1, sect. 4, Trajecti ad Viadrum, 1777.
  5. Epistol. critic., p. 69.