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ART
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depuis. Le monde a été occupé par la lutte entre les éléments du passé, renouvelés et devenus plus puissants, et ceux de l’avenir, toujours hésitants, cherchant leur voie et divisés. Dans l’Europe entière, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les impérialismes qui ont réussi à dominer les peuples et à déchaîner la guerre de 1914, ont remis en cause toute l’œuvre de la civilisation. L’humanité ne travaille plus que pour l’insatiable Finance devenue le Moloch de ce temps. L’art n’est plus que l’apothéose du Riche dans la glorification de ses turpitudes. Dernière convulsion d’une société esthétiquement épuisée, il relève le plus souvent de la pathologie. Il est devenu la forme la plus excentrique et la plus cynique de ce « business » par lequel on « se débrouille ». Rien n’est honteux comme le puffisme de certains qui s’intitulent « artistes. »

Depuis longtemps, pour satisfaire leur besoin d’art, les travailleurs réduits à faire le « business » des autres, n’ont plus que l’abrutissement du cabaret, appelé pompeusement « le salon du pauvre » par les démagogues, l’ordure des cafés-concerts, la niaiserie sans littérature des romans-feuilletons. On a ajouté le cinéma, rendu aussi stupide que possible, puis les combats de boxe et les courses de taureaux. Le peuple, appelé « Souverain », du xxe siècle retrouve, dans les taudis empoisonnés où les maladies sociales dévorent ceux que la guerre a épargnés, et dans les cirques, l’existence et les joies qui étaient celles de la plèbe romaine : Panem et circenses !

Quand on pense aux grandes époques de civilisation et d’art du passé et qu’on voit combien la nôtre leur est inférieure, comparée surtout à ce qu’elle pourrait être par les moyens scientifiques dont elle dispose, on se dit que le monde est aujourd’hui bien malade. Plus que de richesses, car il en a trop et trop mal employées, il a besoin d’équilibre, de santé physique, intellectuelle et morale. L’art en a autant besoin pour prendre enfin sa vraie place dans la vie et réaliser avec le travail une véritable humanité.

On a donné de l’art proprement dit, c’est-à-dire de l’art considéré dans ses rapports avec le beau, des définitions très nombreuses et très diverses suivant les conceptions particulières à ceux qui les formulaient. Le plus grand nombre de ces définitions sont philosophiques ou religieuses, basées sur une notion métaphysique du beau qui ne laisse parfois aucune place à la nature. D’autres, au contraire, ne voient l’art et la beauté que dans la nature apparente, visible, et leur refusent toute expression spirituelle au point de leur interdire le domaine des sentiments. Presque toutes ces définitions sont des formules d’écoles, de systèmes, et sont d’autant plus arbitraires qu’elles s’écartent davantage de l’observation exacte et complète de la nature. Non seulement l’art est né de cette observation, comme l’a dit Cicéron, mais c’est par elle qu’il s’est développé en même temps que toutes les connaissances humaines, et c’est en elle seulement que pouvait se faire ce développement.

Il est indispensable, pour se rendre compte du caractère exact de l’art, de se dégager complètement de toutes les théories et d’interroger la nature dans son admirable vérité. Actuellement, nous ne savons encore rien, ou très peu de chose, d’une existence intellectuelle et morale des plantes, encore moins des minéraux. Mais nous connaissons beaucoup de choses concernant les animaux plus proches de nous par leur mobilité, leur langage, leurs mœurs, et qui nous ressemblent autant par leur psychologie que par leur physiologie. Nous savons qu’ils ont, eux aussi, une intelligence et une âme, des sentiments et des passions, une industrie, une science et un art dans lesquels ils nous égalent parfois, et enfin une moralité toujours supérieure depuis que, voulant faire l’ange, suivant le mot de Pascal, l’homme a

fait la plus laide des bêtes. (Supériorité des animaux sur l’homme. (Dr Ph. Maréchal.) Nous avons vu, dans la partie précédente de notre étude, la part considérable que l’exemple des animaux a fournie à l’éducation artistique des premiers hommes. Il faut donc, tout d’abord, rejeter cette anthropomorphisme qui empêche de « concevoir pour un être raisonnable d’autre forme convenable que celle de l’homme » (Kant), et veut que l’homme soit l’élu d’une divinité qui a fait la nature pour le servir. Il faut rejeter aussi cette idée, si fatale parce qu’elle fait naître et entretient la haine, que notre race, notre pays, notre famille, des individus que nous avons choisis ou qui se sont imposés à nous, ont été particulièrement désignés par une puissance supérieure pour dominer le monde. Arrivant à l’art, nous nous rendrons alors compte que seul un monstrueux abus a pu en faire l’apanage d’une prétendue aristocratie de l’esprit et en a privé la majorité des hommes. Nous devons savoir qu’il n’y a de supériorité que dans les œuvres. Celle d’un simple laboureur, par exemple, est plus utile, plus belle, meilleure que celle de tous les Césars de la terre, et Flaubert a bien marqué la place de la véritable supériorité lorsqu’il a écrit : « J’aimerais mieux avoir peint la Chapelle Sixtine que d’avoir gagné la bataille de Marengo ». L’art est une préoccupation des animaux, peut-être aussi des plantes et des minéraux, tout autant que de l’homme. Il n’a pas été la création de certains hommes supérieurs ou d’une époque plus ou moins avancée dans la civilisation. Il est dans la nature un besoin des êtres, comme la nourriture, l’habitat, la chaleur. Il est aussi arbitraire d’en priver certains hommes que de leur refuser le pain, le logement et la jouissance du soleil. Il n’est pas un être, si déchu soit-il, qui, dans son taudis ou dans sa prison, ne tressaille de joie ou d’espoir en entendant une chanson ou en voyant briller un rayon de lumière.

La définition de l’art, « expression du beau », est insuffisante si on voit seulement dans le beau des aspects extérieurs, des formes, des couleurs, des sons, des mouvements, si on ne considère pas aussi le beau intérieur, celui des sentiments, de la joie, de l’amour, de la justice, qui ne se sépare pas du bien, et le beau intégral qui est tout ce qui tend, dans l’activité générale, à un perfectionnement constant des êtres et de la vie. « Le beau n’est qu’un des octaves de l’immense clavier de l’art », a dit Milsand. Le clavier, c’est la vie tout entière. C’est ainsi que nous arrivons à dire avec É. Reclus, d’après le sculpteur Jean Baffier : « l’Art, c’est la Vie ». Cette définition est la plus simple, elle est aussi la plus complète et la plus exacte. L’art, c’est la vie, parce que c’est l’effort des êtres vers une vie toujours meilleure, plus belle, plus heureuse et que toute la vie tend vers ce perfectionnement. C’est pourquoi il n’y a pas d’art dans les œuvres de mort, dans ce qui attente à la liberté des individus et s’oppose à leur mieux-être et à leur bonheur. Il n’y en a pas davantage dans ce qui porte atteinte à la beauté de la nature, dans l’utile qui ne conserve pas des rapports harmonieux avec elle tout en lui demandant ce dont il a besoin. L’utile, et tout le faire en général, ne sont de l’art que s’ils s’emploient pour le beau et pour le bien inséparables dans l’harmonie universelle. Ce qui meurtrit, souille, avilit la vie, quelle que soit sa forme, n’est pas de l’art. J.-J. Rousseau a reproché à la science et à l’art d’avoir corrompu les mœurs. Autant vaudrait reprocher au soleil d’exister parce qu’il éclaire la corruption. Ce ne sont pas la science et l’art qui ont corrompu les mœurs, ce sont les mœurs qui ont fait un mauvais usage de la science et qui ont corrompu l’art. Comme le soleil, ils demeureront plus beaux et plus éclatants quand la corruption aura disparu avec les mœurs qui l’entretiennent.