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avantage d’embrasser tous les actes qui constituent un attentat, quel qu’en soit l’auteur et quelle qu’en soit la victime. Elle ne limite pas l’attentat aux seuls actes commis par les non-possédants contre les possédants, par les gouvernés contre les gouvernants : elle étend l’attentat ― ainsi qu’il est équitable ― aux actes commis par les riches contre les pauvres et par les gouvernants contre les gouvernés.

Pour ceux qui s’inclinent systématiquement devant l’enrichissement graduel de quelques familles opulentes, sans s’émouvoir de l’appauvrissement correspondant des masses populaires et qui, considérant la propriété comme un principe intangible et fatal, en acceptent toutes les conséquences d’un cœur léger et d’une conscience sereine (périssent des millions d’hommes, plutôt qu’un principe !) il est évident que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les sans-le-sou contre les détenteurs de la fortune. Pour les personnes qui élèvent l’Autorité à la hauteur d’un principe sacro-saint et d’une institution inattaquable et qui estiment que, quels que soient les abus et les crimes perpétrés par ceux qui exercent le pouvoir, les victimes de ces abus et de ces crimes ne doivent demander protection, justice et réparation que dans les formes et conditions prescrites par la Loi et la Constitution, il est certain que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les opprimés contre les oppresseurs. Et nous comprenons fort bien que la Loi ― la Loi faite par et pour les riches et gouvernants contre les gouvernés et les pauvres ― ne prévoie, au chapitre des complots et attentats, que les projets et actes ayant pour auteurs les victimes du Capital et de l’État et visant les profiteurs de l’État et du Capital.

Mais, les choses ne nous apparaissent pas sous cet aspect unilatéral, à nous qui ne tenons pour intangibles et sacrés ni la Loi ni les prophètes et qui, tout au contraire, avons conscience que la richesse scandaleuse et scandaleusement acquise d’une infime minorité est une atteinte intolérable au bien-être du plus grand nombre et que le Pouvoir ― d’où qu’il vienne ― dont une poignée d’usurpateurs détient tous les avantages, est une atteinte insupportable à la liberté de l’immense multitude.

C’est pourquoi, faisant application de la définition que nous avons donnée du mot « Attentat » : « toute atteinte portée à la liberté, au bien-être, à la vie, au bonheur désirable et possible, d’un ou plusieurs individus », nous disons que l’histoire des civilisations et des régimes basés sur la Propriété, le Gouvernement, la Loi écrite et la Morale officielle n’a été qu’un attentat permanent dirigé par les Gouvernants et les Riches, étroitement et indissolublement complices, contre la liberté, le bien-être, la vie et le bonheur désirable et possible des classes déshéritées.

Énumérer tous les crimes qui rentrent dans cette catégorie et que désigne cette définition, ce serait dresser le tableau de toutes les grandes iniquités qui constituent l’Histoire, depuis les âges les plus reculés. Ce serait établir la table funèbre des opprobres dont le récit et l’enchaînement sont comme le canevas sur lequel se sont inscrits, au cours des siècles, tous les faits et gestes de l’Humanité.

Ce serait surtout indiquer toutes les atteintes portées par les tyrans, monarques, polyarques et classes dirigeantes contre les principes éternels et les droits imprescriptibles : la liberté, l’égalité et la fraternité humaines.

J’énumère, sans développer : Attentat contre la Pensée, la multitude des légendes enfantines, des croyances absurdes, des Credos ineptes que, par tous les moyens en leur pouvoir, les Religions et les Cler-

gés à leur dévotion imposent à la crédulité, à l’ignorance et à la peur instinctive des foules maintenues systématiquement dans l’erreur !

Attentat contre le Bien-Être désirable et possible, le paupérisme étendant son chancre rongeur sur l’immense majorité des humains, afin que puisse vivre, dans la fainéantise, dans le luxe et dans l’orgie, une minorité d’enrichis !

Attentat contre la Liberté, l’Autorité gouvernementale confisquant à son profit toutes les sources de vie : initiatives, découvertes, progrès scientifiques, développements artistiques, organisation du travail, énergie créatrice des masses asservies.

Attentat contre le Droit humain et la véritable Justice, la Loi écrite tendant à légitimer et à revêtir d’un caractère respectable les scandales, les concussions, les forfaitures, les vols et les abus de toutes sortes dont possédants et gouvernants sont les auteurs et les bénéficiaires.

Attentat contre la Vie humaine les massacres en masse exécutés, au nom de « l’Ordre », par la police, la gendarmerie et l’armée, en cas de grève et d’insurrection et les horribles boucheries qui, au nom de la Patrie, précipitent les uns contre les autres des millions d’hommes qui ne se connaissent point, qui n’ont aucune raison plausible de se haïr et qui, jamais, ne savent pour quels motifs et dans quel but ils s’entretuent sauvagement, sur le commandement qui leur en est fait.

Effarante et monstrueuse serait la statistique qu’on établirait ― et que, au cours de cet ouvrage nous établirons cent fois ― des attentats abominables dont la responsabilité incombe, sans contestation possible, à la Religion, à la Propriété, à l’État, à la Guerre. C’est par centaines et centaines de millions que se chiffrent les victimes de ces odieux attentats. C’est un océan qui submergerait la Terre, que formeraient, s’ils étaient réunis, le sang et les larmes qu’ils ont fait couler.

Quand on est pénétré de l’inébranlable conviction que, sous ses formes multiples, l’exercice de l’Autorité politique, économique, intellectuelle et morale constitue un « attentat permanent contre la liberté, le bien-être, la vie, le bonheur désirable et possible des individus et des peuples », on comprend l’affirmation d’Élisée Reclus proclamant que : « aussi longtemps que la Société sera basée sur l’Autorité, les Anarchistes resteront en état perpétuel d’insurrection ». Et on conçoit, du même coup, que, en matière d’attentat, le point de vue libertaire, qui n’est autre, en l’espèce, que le point de vue humain, se trouve nécessairement aux antipodes du point de vue autoritaire, c’est-à-dire légal et traditionnel.

Ici, nous entrons en plein dans une de ces constatations dont l’organisation sociale nous fournit le fréquent spectacle et qui apparaîtrait à la raison ce qu’elle est en réalité : stupéfiante et inconcevable, si des siècles d’ignorance, de duplicité et de mensonge n’avaient pas altéré le sens exact des faits sociaux. N’est-il pas, en effet, inconcevable et stupéfiant que ce soient ceux qui, méthodiquement, froidement et à toute heure, volent et assassinent, qui forgent des lois et sévissent implacablement contre ceux qui, exaspérés d’être assassinés et volés, se décident à se révolter contre le brigandage et le despotisme dont ils pâtissent ? « L’attentat contre la liberté, le bien-être, le bonheur désirable et possible de l’immense multitude », cet attentat vient d’en haut ; il n’est ni prévu ni puni par la Société ; et lorsque, d’en bas, cédant à une exaspération aisément compréhensible et à une poussée de révolte on ne peut plus naturelle et justifiée, se lève un individu ou un groupe d’individus résolus, au prix de leur liberté et de leur vie, à réagir