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contre l’attentat dont ils sont les perpétuelles victimes, c’est celui-ci ― groupe ou individu ― qui est en butte aux sévérités de la Loi et impitoyablement châtié ! On avouera que cela est inconcevable et stupéfiant. Et c’est, pourtant, ce qui se produit.



Mais, si cruel qu’ai été, dans le passé, et que soit encore le châtiment infligé aux révoltés, l’attentat d’en bas ― individuel ou collectif ― a toujours riposté à celui d’en haut. Les révolutions qui ont abattu les tyrans ou tenté de les abattre, les insurrections qui ont visé l’iniquité monstrueuse des grosses fortunes privées édifiées sur la misère des classes laborieuses, les mouvements de cessation concertée de travail ayant pour but d’arracher aux possédants des moyens de production des conditions d’existence moins humiliantes, moins précaires et moins dures, enfin les gestes isolés que le vocabulaire académique et officiel qualifie d’attentats, tous ces faits attestent que, dans les profondeurs de la conscience humaine gisent des sources de révolte que les rigueurs de la Loi et la perspective des supplices les plus raffinés ne sont jamais parvenus à tarir complètement.

Celui que la misère étreint et que la servitude exaspère en arrive parfois à ne plus pouvoir maîtriser son indignation et quand la souffrance ― la sienne propre et celle de ses frères d’indigence et d’esclavage ― atteint un certain degré, son bras frappe à la façon d’un ressort trop tendu qui brise l’obstacle.

Il me paraît plausible d’invoquer le droit de légitime défense en faveur des individus et des foules qui, toujours molestés, grugés, bernés, brutalisés, éprouvent, en certaines circonstances, le besoin de rejeter le fardeau d’avilissement et de lâcheté qu’une Société inique fait peser sur leurs épaules et je m’explique que, en un geste de froide résolution ou d’emportement vengeur, ces foules et ces individus s’en prennent à ceux qui symbolisent et personnifient la cause des maux qui les torturent.

On dit des attentats individuels qu’ils ne conduisent à rien d’efficace et qu’ils sont pour le moins inutiles. Il est vrai que, quand le personnage contre lequel l’attentat est dirigé est frappé mortellement et succombe, il ne tarde pas à être remplacé et que la « fonction » continue. Mais il n’en reste pas moins que celui qui a semé sur ses pas la terreur et la mort a payé de sa vie la dette de ses forfaits, que son exécution est un avertissement adressé à ceux qui seraient tentés de l’égaler dans l’infamie, qu’elle apporte un soulagement aux innombrables victimes qui, par lui, ont souffert et qu’elle débarrasse l’humanité d’un monstre.

Il est curieux et symptomatique que tout attentat, même manqué, dirigé contre un chef d’État, un ministre, un Grand de ce monde, provoque de la part de tous les Puissants de l’heure un sentiment, sincère ou feint, de réprobation indignée. Cette constatation souligne l’étroite solidarité qui relie, d’un bout de la terre à l’autre bout, tous les Maîtres. Mais elle témoigne plus fortement encore de la peur qui s’empare de tous les grands responsables, aussitôt que la vie d’un seul d’entre eux est mise en péril par le geste d’un justicier.

Dans ces circonstances, toutes les feuilles publiques, à l’exception de la presse anarchiste, emploient l’expression de « lâche attentat ». Il est permis de tenir pour criminel, voire odieux, un acte de cette nature ; mais s’il est un qualificatif qui ne puisse raisonnablement lui être accolé, c’est incontestablement celui de « lâche ». Je prends un exemple entre mille : acclamé par la multitude toujours prête à former la haie et à pousser des « vivats » sur le passage des cortèges offi-

ciels, entouré de cette escorte de courtisans qui sont toujours à plat ventre devant les Chefs d’État, protégé par la nuée de soldats et de policiers qui ont la charge de veiller à sa sécurité, un monarque, un dictateur, un président de République passe. Et voici que, se frayant un chemin à travers la foule des thuriféraires et des défenseurs qui l’en séparent, un homme se précipite sur le triomphateur et lui plante un poignard dans le cœur. Cet homme est seul contre tous ; il n’a aucune chance d’échapper au châtiment ; il sait pertinemment qu’il sera lynché ou bien arrêté, jeté en prison, condamné à mort, exécuté. Il a pris ses mesures, il a choisi le moment et l’endroit ; il est résolu à tuer, mais il sait qu’il sera tué, lui aussi, sur place ou quelques semaines après. Et son acte serait un « lâche attentat ? » ― Dites de cet homme et de son geste ce qu’il vous plaira ; dites que son attentat est l’acte d’un fou, d’un criminel, d’un bandit, mais ne dites pas que c’est celui d’un lâche ; ou, si vous le dites, c’est que vous ne savez pas plus ce qu’est le courage que la lâcheté.

Je conçois qu’un révolutionnaire n’approuve pas les attentats individuels : il peut estimer que ces attentats n’atteignent pas le but qu’ils se proposent, qu’ils fournissent au Pouvoir, qui ne manque pas d’en profiter, l’occasion de perquisitionner, de traquer, d’emprisonner en masse et de forger des lois de répression plus sévère contre la propagande des idées et l’activité des militants ; il peut penser que, incompris de la foule qui n’en saisit encore ni la signification, ni le caractère, ni la valeur morale, ces attentats indisposent l’opinion publique et l’éloignent de la doctrine dont se réclament les « propagandistes pour le fait ». Il y a, je le reconnais, une part de vérité dans ces observations et c’est pour cette raison que j’admets qu’un révolutionnaire puisse ne pas approuver l’attentat individuel. Mais je ne parviens pas à comprendre qu’il le réprouve et je me demande au nom de quels principes et en vertu de quel raisonnement il le condamne.

Au demeurant, l’attentat individuel procède des mêmes causes et poursuit le même but que la Révolution sociale elle-même. Celle-ci ne sera que la somme des attentats individuels s’accomplissant dans des circonstances données, au même moment, sous la poussée des mêmes révoltes tendant à des fins identiques. L’attentat individuel n’est qu’une tentative isolée de révolution personnelle.

Allons au fond des choses et raisonnons lucidement : tout révolutionnaire conscient sait que la Révolution sociale implique avant tout : l’expropriation économique de la classe capitaliste et la suppression de toutes les Institutions dont l’ensemble constitue l’État. Il a la conviction que, personnellement et par l’emploi de tous les moyens de défense qui sont en leur pouvoir, gouvernants et possédants s’opposeront à la confiscation de leurs biens et à l’abolition de l’État dont ils sont les maîtres. Il a la certitude que c’est la Force qui, seule, décidera de la victoire des uns et de la défaite des autres. Il ne doute pas qu’une abominable répression fera suite à toute Révolution vaincue et que, durant des années, la défense de ce que les dirigeants appellent hypocritement « l’Ordre » entraînera de terribles représailles et un régime de terreur qui paralyseront l’effort des militants ayant survécu à l’écrasement de la Révolution ou échappé à la persécution. Je répète que tout révolutionnaire avisé, clairvoyant, conscient sait cela. Lui viendra-t-il, cependant, à la pensée de désapprouver une Révolution avortée ? Jugera-t-il à propos de jeter le blâme aux militants qui l’auront préparée et qui, dussent-ils en mourir, auront tout tenté et accompli pour la faire aboutir ? Je ne le pense pas.

Or, l’attentat individuel est exactement en petit ce