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pays par pays, du mouvement anarchiste, soit en traçant la biographie de leurs auteurs. Si les historiens de l’avenir jugent à propos d’écrire l’histoire de l’Anarchisme et d’appuyer celle-ci sur des faits précis, ils trouveront ainsi, dans les diverses parties de cette Encyclopédie, une documentation abondante et véridique.

Enfin, si les générations actuelles, dont le jugement est faussé par les mensonges intéressés de la littérature officielle et de la presse conservatrice, ne voient le plus souvent que des bandits, des assassins et des brigands dans les révolutionnaires dont l’Injustice sociale arme le bras vengeur, les générations futures, qui, tôt ou tard, recueilleront le fruit des efforts accomplis par les initiateurs et propagandistes révolutionnaires, ne laisseront pas que d’être surprises, en constatant que l’Anarchisme possède une imposante et glorieuse lignée de martyrs ayant eu l’héroïsme de féconder de leur sang généreux le sillon tracé plus nettement chaque jour et chaque jour plus profondément creusé par les théoriciens et les militants : apôtres de l’Idée libertaire. ― Sébastien Faure.

Attentat. — C’est une manière un peu brusque d’affirmer une opinion, à tout prix ― et il est évident, que l’attentat n’a pas une valeur en soi-même, pas plus qu’un autre genre d’affirmation et de réalisation imposée ― une preuve seule a une valeur. L’attentat a donc pour base ou raison les causes les plus variées ― et il est presque toujours lié à des causes, courants, tendances très diverses. Naturellement, la marque caractéristique est que l’homme s’élève au-dessus de la routine, brûle ses vaisseaux, pratique l’action directe, ce que tous les autres ne risquent pas. Il peut donc faire un acte très utile, en enlevant un obstacle brevi manu, auquel personne d’autre n’osait toucher ; mais ce fait même qu’il faut un homme exceptionnellement trempé, prouve que l’attentat ne peut pas se généraliser ; il peut donner la dernière impulsion à une révolte déjà prête, mais il n’inspirera pas au commun des mortels le besoin de sortir de sa routine. ― Son importance est donc restreinte ; c’est un moyen, mais ce n’est pas le moyen. Ce n’est un moyen que quand tous les autres moyens sont employés déjà et en même temps. C’est l’allumette qui peut allumer le plus grand incendie mais qui, également, peut brûler et s’éteindre par elle-même sans suite aucune.

Il y a de multiples catégories d’attentats et il y a les causes liées aux actes ; en somme il y a de tout, de l’acte le plus simple à l’acte à fond, à double-fond, à enchevêtrements compliqués. Il y a entr’autres :

1o L’attentat social de grande envergure ― Simson dans la Bible ; Bakounine disait que « mourir comme Simson, c’est ce qu’il aurait voulu » ;

2o Le tyrannicide classique : Harmodius et Aristogiton ;

3o L’attentat sortant d’une conspiration : la mort de Jules César ;

4o L’attentat dicté par l’Église : (Clément, Ravaillac) ou par la conscience d’un fanatique religieux : Felton qui tue le duc de Buckingham ;

5o L’attentat nationaliste qui est de nuance très diverse, d’un patriotisme exalté, je veux dire de bon aloi, du mieux de ce qu’il y a dans ce genre (Guillaume Tell, C.-L. Sand, Orsini) au nationalisme de basse allure qui tue pour tuer un étranger ; mentalité de pogrom et de fascisme : tels Oberdank 1882, les assassins de Sarajevo le 28 juin 1914, et l’assassin de Jaurès, 31 juillet 1914.

6o L’attentat par sentiment généreux : telle Charlotte Corday qui tue Marat comme persécuteur ;

7o L’attentat par un vague sentiment social, les pre-

miers actes de ce genre : le pauvre Damiens, 1757 ; Louvel, 1820 ;

8o Les attentats de républicains et socialistes conscients : Alibaud, Darmès, Onévisset, Agesilao Milano, Karakasoft ;

9o Les attentats dans un but de terrorisme direct : les attentats de Russie, contre Trepoff (Vera Zassoulitch), Mesentseff (Stepniak), Alexandre II et III, etc.

10o Il y eut aussi, de tous temps, l’attentat individuel par vengeance privée : ainsi l’empereur Albrecht fut tué par son neveu Johannes qu’on appela depuis Parricide. ― Il y a là des gradations qui conduisent aux déséquilibrés, plus ou moins, tels Guiteau qui tua le président Garfield ou les derniers attentats de peu d’importance contre Louis Philippe (Pierre Lecomte, 16 avril 1846 ; Joseph Henry, 29 juillet 1846) ;

11o Il y a aussi des attentats qu’on dirait par contagion, qui n’auraient peut-être pas eu lieu sans un attentat précédent. Ainsi, quand, en mai 1878, Hoedel tire sur l’empereur Guillaume I et le manque, le 11 juin le docteur Nobiling tire de nouveau et le blesse. Quelques mois plus tard, Passanante attaque au couteau le roi d’Italie (Umberto) et ces mois-là Ostero et Moncasi attaquent l’Alfonso d’alors en Espagne. C’est ce qu’on appelle la série…

Pour les temps les plus reculés, il est un peu difficile de séparer nettement attentats et coups de main, assassinats. Ainsi, de tous les empereurs romains, aucun n’est mort, je crois, par suite d’un attentat direct, mais tous ont été guettés, continuellement par la mort et une grande partie en est morte d’une manière violente, de même que les tsars, le mari de Catherine II, plus tard son fils (l’empereur Paul), le roi de Suède, conjuration aristocratique, etc.

C’est là comme pour la « haute trahison », qui n’en est pas une, quand elle réussit. Le meurtre réussi qui profite à un parti, est appelé autre chose qu’un attentat et il se fit continuellement durant tous les siècles. « Attentat », ce fut ce qui ne réussit pas (le plus souvent) et le pauvre martyr fut écartelé jusqu’à lui arracher les membres, comme Damiens en 1757 en plein Paris ― tandis que ce qui a fait mourir au xviie et xviiie siècles tous les dauphins et d’autres des Bourbons, ce furent des manigances intimes qu’on n’appelle pas « attentat ». ― Malin serait celui qui démêlerait attentats et assassinats dans l’Italie de la Renaissance où il y eut encore cette sous-variété aimable : l’attentat par procuration, par le bravo soudoyé qui fut récompensé, mais qui risqua aussi sa peau. Et encore les attentats commandés ou inspirés d’en haut ― le comte Wallenstein (Waldstein) tué par ses officiers sous l’inspiration de la cour de l’empereur Ferdinand à Vienne, ― le duc d’Enghien, ― Stanbouloff haché en morceaux par des bravi aux ordres de la Russie, etc.

Sur toute cette grande base si variée a pu germer ce qu’on appelle l’attentat anarchiste. ― Il est, dans son évolution directe, la conséquence du manque d’autres moyens ; je pense au rétrécissement graduel de la vraie révolution et à la veulerie du peuple qui ne bouge plus. Il y a eu la Commune écrasée et les tentatives révolutionnaires en Espagne et en Italie aussi (1873-74) ; ― alors on essaye la propagande par le fait collectif, la révolte qui déchaînera la révolte ― Bénévent en 1877 ― mais sans résultat. Alors on essaye encore, on espère dans les révoltes sociales : Montceau-les-Mines, Decazeville (26 janvier 1886), il n’en sort rien ― parlementarisme, soumission et persécutions ― alors, à la fin, il se développe l’illégalisme (Ravachol en province, etc.), et l’action ouverte, crâne de beaucoup de camarades d’alors ― le 1er mai 1891