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propre conservation. Pour rétablir ses effectifs décimés, elle veut, par la force, imposer la gestation ininterrompue aux flancs fécondés à leur ou contre leur gré et d’où sortiront au terme fatidique chair à canon, chair à travail, chair à plaisir.

Mais alors, devant l’urgente nécessité de la repopulation, elle devrait aller aux conséquences extrêmes de ses conceptions, exiger que nulle semence ne se perde. Car si chaque ovule féminin véhiculé par la menstruation ne rencontre pas, à point nommé et après un rapprochement intégral, le spermatozoïde issu de l’organisme masculin, il se produit une soustraction coupable à la fonction reproductrice, une véritable fausse couche avant la lettre. La lutte contre les avortements de toute nature ne saurait être efficace que le jour où l’on aura décrété : le coït forcé dès la puberté ; le mariage obligatoire, sans exception pour aucune catégorie de citoyens ; la légalisation de la polygamie, entrée si avant dans les mœurs ; le contrôle officiel et direct des copulations pour la répression des fraudes conjugales. À ce moment seulement la classe dirigeante pourra prétendre sa dictature oppressive dictée par un souci sincère du bien public et non par le désir de manifester sa vaine autorité.

Il est compréhensible que les anarchistes, eux, n’aient cure de remplir les casernes, les usines ou les lupanars ; et on sait qu’au contraire ils souhaitent de toute leur âme et activent de tout leur pouvoir la disparition d’une société fondée sur l’iniquité, nourrie dans la haine, asservie par la force des armes et l’astuce des mensonges, pour faire triompher sur ses ruines la justice, la bonté et l’amour.

Une expérience ardente, puis une conviction réfléchie leur démontrent que nul bonheur ne l’emporte sur celui de procréer avec la femme aimée une belle et vigoureuse postérité. Les meilleurs brûlent de se survivre et de transmettre leur flamme libertaire à une génération rénovée par le savoir et la sagesse. Mais, à l’instar des éleveurs intelligents, ils entendent procéder par judicieuse et rigoureuse sélection ; éviter la fécondation si l’un ou l’autre des géniteurs ne se trouve pas en bonne forme physique ou intellectuelle ; la remettre au moment propice après une cure adéquate ; choisir l’époque de la conception en vue de la naissance en saison favorable ; s’abstenir d’augmenter la famille dans les temps de difficultés pécuniaires ; ne pas imposer à la compagne une maternité non désirée ; en résumé n’avoir d’enfant qu’après entente préalable et décision mûrement réfléchie. L’anarchiste ne se conçoit qu’hygiéniste : il pratique la prophylaxie et non le traitement, la prévention et non la répression ; il ne provoque pas d’avortement parce qu’il n’inflige pas de grossesse inopportune.

Dépourvue de toute signification morale, l’interruption forcée de la gestation présente pour la femme des risques graves : la maladie souvent, la mort quelquefois. Ces dangers démontrent, à l’encontre de la théorie officielle, combien la mère et le fœtus vivent dans une étroite dépendance réciproque, constituent une unité si intimement scellée que la séparation intempestive et brusque se trouve souvent nuisible à l’une, toujours fatale à l’autre. La fusion des deux organismes cède à la seule violence exercée dans la matrice.

En effet, contrairement à une opinion assez répandue, il n’existe pas de moyens de provoquer l’avortement sans intervention directe sur l’utérus ; il n’y a pas de substances qui, ingérées à quelque dose que ce soit, puissent reproduire le mécanisme de l’évacuation spontanée en déterminant des contractions utérines capables de décoller et d’expulser progressivement l’œuf. La rue, la sabine, le seigle ergoté,

l’armoise, de réputation mondiale mais usurpée, n’ont jamais causé la moindre interruption de grossesse. L’affirmation contraire provient d’une erreur d’interprétation. Une femme voit ses règles s’arrêter, ingurgite une quantité plus ou moins abondante de l’un des ingrédients énumérés ci-dessus, obtient ainsi le retour des menstrues. Elle croit et affirme avoir fait une fausse couche. Était-elle bien enceinte ? Dans un autre cas, une personne possède, sans le savoir, un utérus inapte par sa nature particulière à mener à terme le produit de la conception. Dès le début d’une grossesse réelle, elle prend de la tisane de rue, expulse un embryon bien formé. De bonne foi, elle attribue le résultat au remède absorbé, sans se douter qu’une infusion de tilleul en eût fait autant dans un organisme en imminence d’avortement spontané. S’il suffisait d’avaler une drogue quelconque, toujours facile à se procurer, on n’aurait jamais besoin de pratiquer des manœuvres dans la matrice elle-même. Et le nombre des interventions dites criminelles atteste la faillite de la pharmacopée spéciale. Les déclarations, faites parfois à la justice par quelques inculpées, semblent infirmer cette thèse ; en réalité ces pseudo-aveux sont destinés à obtenir, pour la buveuse de tisanes, une indulgence refusée à la manipulatrice d’une sonde ou d’un crochet.

L’utérus gravide ne se laisse donc vider de son contenu que sous l’effort direct soit d’une violence exercée à l’instigation ou par la main d’un amant anxieux de réparer les conséquences de son égoïsme imprévoyant, soit d’une violence exercée par le médecin dans un but thérapeutique. Par les conditions même de sa réalisation, la première est le plus souvent aveugle, septique, dangereuse. L’amateur ou l’empirique se trouvent en général dépourvus de toute notion anatomique précise ; ignorent la situation exacte de la matrice à forcer ; utilisent des instruments de fortune, trop gros ou trop minces, trop pointus ou trop mousses ; les introduisent sans précaution suffisante ; les poussent dans une mauvaise direction ; déchirent les lèvres du col utérin ; provoquent une péritonite par perforation. D’autres fois, si la pénétration se fait par hasard correctement, l’instrument n’a pas subi la minutieuse stérilisation nécessaire ; manié avec une propreté relative dans un vagin mal désinfecté, il déclenche une infection puerpérale très grave, dont les conséquences ne peuvent être palliées que par un traitement chirurgical précoce et complet. Enfin, même l’opérateur heureux, après une pénétration correcte et facile, peut provoquer une hémorragie par évacuation incomplète de l’utérus, que des fragments de placenta maintiennent béant, saignant, ouvert à toutes les infections secondaires.

On pourrait objecter les aléas entraînés aussi par l’accouchement à terme, durant lequel peuvent se produire perforations, hémorragies, infections. Oui, c’est vrai ; mais les accidents arrivent, alors dans une bien moindre proportion. Ainsi une statistique relevée à la Clinique Baudelocque à Paris enregistre une mortalité de 6 p. 100 après l’avortement et de 3 p. 100 pendant et après l’accouchement. Et il faut noter que cette statistique comprend seulement les femmes ayant succombé à des complications post-abortives et non celles qui sont mortes pendant l’expulsion, le plus souvent en leur domicile.

Même pratiquée dans une clinique par un chirurgien avec les garanties de compétence professionnelle, de matériel approprié, d’asepsie rigoureuse, l’interruption de grossesse ne va pas sans danger pour la mère. Témoin, l’affaire Boisleux-Lajarrije, qui défraya il y a quelques années, la chronique judiciaire parisienne : une jeune femme décéda des suites d’un avortement provoqué dans une maison de santé par deux médecins