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comme le savant, le manuel comme l’intellectuel. Ne sont-ils pas tous des ouvriers ceux qui travaillent ? Pourquoi creuser un fossé entre créateurs ? Que les différents travailleurs s’orientent vers la réalisation de l’harmonie et il seront tous égaux, chacun développant ses goûts, vivant selon son tempérament. Ils n’auront tous que des besoins de justice et d’amour, créateurs de beauté.

Être dans le besoin. Manquer de tout, être dans le dénuement le plus complet. Crever de misère. En face des êtres inutiles, qui ont des besoins, mais n’ont besoin de rien, il y a ceux qui sont dans le besoin, c’est-à-dire qui ont juste de quoi vivre, qui se traînent lamentablement dans notre société pourrie d’égoïsme, ― ceux qui ont besoin de tout. Les premiers leur viennent en aide, au besoin, quand l’occasion s’en présente, sous la forme mondaine, légale, de la charité, de la philanthropie et autres trompe-l’œil destinés à donner le change, à masquer leur égoïsme. Le besoin des pauvres s’accroît à mesure que les besoins des riches grandissent. S’il n’y avait point de parasites, de profiteurs dans la société, s’il y avait moins de gabegie, de pots-de-vins, de gaspillages de toute sorte, (gaspillage d’argent, dont la suppression, d’ailleurs s’impose, gaspillage de marchandises, de vivres, de tout ce qui est nécessaire à la vie, etc…), tout le monde pourrait être à l’abri du besoin. Tout le monde aurait de quoi vivre. La société ne l’entend pas ainsi ; une égale répartition des biens serait sa ruine. Elle a intérêt à ce que la lutte s’éternise entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Elle refuse d’accorder à chaque individu sa part d’existence. Elle avantage les uns aux détriment des autres. Il faut que les individus lui arrachent, par un moyen quelconque, ce qu’elle refuse de leur donner. C’est le besoin qui pousse les individus à mendier, à voler, à tuer même. La société a-t-elle le droit de les punir ? Elle a inventé une assistance dite publique qui n’assiste rien du tout. L’enfant, le vieillard, l’infirme, sont bien mal protégés par leurs hauts protecteurs. Tout cela, c’est du bluff. Que d’êtres sont sans abri, sans asile ! Certes, ils sont parfois aussi responsables que la société de la pénurie dans laquelle ils se trouvent. Ils ne veulent rien faire. La tâche que font ceux qui travaillent est si peu intéressante ! La société ne répare aucun des maux qu’elle a causés. C’est à l’individu à faire les gestes qu’elle se dispense de faire. Certes, l’aumône, la charité sont des gestes bourgeois. Ils cachent toujours quelque piège. Nous ne les recommandons pas. On peut soulager une infortune ; il suffit de savoir s’y prendre. Le « soyons durs » de Nietzsche n’est pas toujours de circonstance. Un peu de bonté, s’il vous plaît. Mais ne pratiquons pas l’altruisme des nouveaux riches ! Soyons bons à notre manière. Si les individus connaissaient la valeur de l’union, ils seraient très forts. On pourrait suppléer à la gêne par la solidarité bien comprise. Mais existe t-elle ? On ne peut compter sur les camarades. Mis au pied du mur ils se dérobent. C’est humain. Tant que des camarades (voyez ce mot) ont besoin de vos services, il savent où vous trouver. Si, à votre tour, vous avez besoin de leur appui, ils se dérobent. Il faut savoir soutenir moralement et matériellement ses amis dans le besoin, ou ne parlons pas d’amitié. ― Au lieu de s’entr’aider, la plupart des individus passent leur temps à se nuire. Chacun cherche à exploiter les autres, à commander, à faire acte d’autorité, à dénoncer celui-ci ou celui-là, à faire respecter la morale, la loi, etc… On consent à se laisser embêter par un directeur, administrateur, etc… pourvu qu’on puisse de son côté, donner des ordres, distribuer des tâches, punir, etc. Démocratie et bourgeoisie offrent les mêmes tares : on y trouve mêmes préjugés, mêmes superstitions. La moitié du monde impose à l’autre moitié sa tyrannie, et

cette autre moitié, ne vaut souvent guère mieux que la première. Maîtres et esclaves sont à mettre dans le même sac. Ils ont tous des besoins, sauf celui d’indépendance ! ― Comme elle est bien d’actualité cette pensée d’Ancelot : « Il est des gens qui veulent à tout prix grossir leur opulence des sueurs du peuple et de l’impôt levé sur ses besoins », N’est-ce pas là tout l’effort de nos politiciens, de nos dirigeants, de nos gouvernants ? Et dire que nous sommes démocratie ! La société actuelle, continuatrice de la société d’hier, ne satisfait aucun des besoins nécessaires et supérieurs. Elle restreint les besoins de l’individu à tous les points de vue. Il n’y en a que pour la crapule !

Qu’on s’étonne après cela, que des êtres poussés par le besoin volent un pain ou un bifteck, ou même assassinent ! Qui est responsable ? La Société, qui n’a pas su mettre l’individu à l’abri du besoin. ― La faim, dit un dicton, fait sortir le loup du bois. Quand le peuple a faim il se révolte. Les révolutions n’ont guère changé, jusqu’ici, grand’chose. Après, le peuple retourne à son asservissement. Il obéit à de nouveaux maîtres. La misère continue. Espérons que, plus conscient, plus instruit, profitant des leçons du passé, le peuple saura se débarrasser des tyrans qui l’oppriment, dont la plupart sont en lui. ― Méditons ces paroles de Balzac :

« Il y a des gens sans instruction, qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque par violence à autrui. On les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Mais si vous captez habilement une fortune, vous ne comptez qu’avec votre conscience et votre conscience ne vous mène pas en cour d’Assises… »

Hiérarchie des besoins. Il semble paradoxal d’établir une hiérarchie des besoins, tous les besoins étant légitimes, et concordant à assurer par leur union la vie de l’individu. Il nous paraît cependant que tous les besoins convergent vers un besoin supérieur qui les contient en les dépassant, nous voulons dire le besoin de beauté, d’harmonie, d’idéal. La vie de l’homme, qui a ses racines dans les fonctions matérielles, s’épanouit dans la pensée. L’être qui en est réduit aux fonctions végétatives est un être anormal, un semblant d’être. Tous les besoins normaux de l’homme viennent se fondre, s’harmoniser et s’enrichir dans ce besoin de beauté où s’équilibrent le sentiment et la raison, l’action et la pensée jouant un rôle égal. Ce besoin constitue l’expression même de l’individualisme, de la volonté d’harmonie, opposé à celui de la volonté de puissance, dans lequel les besoins de domination l’emportent sur les autres. Une vie éclairée par une idée, magnifiée par l’amour, est une belle vie qu’on peut proposer en exemple aux foules. Chacun de nous doit aspirer à vivre une vie chaque jour plus libre, plus vivante, plus parfaite. Une existence dans laquelle ne domineraient que des besoins purement égoïstes serait monstrueuse. Il y a autre chose sur la terre que le fait de boire et de manger. Il faut bien aimer quelque chose dans la vie : la nature, les humbles, l’art, les voyages… Sans quoi, elle serait absurde. Elle n’aurait pas de sens. L’homme a besoin de solidarité, de fraternité, de bonheur. Il ne peut pas toujours souffrir ! Il est bon que des joies saines, logiques, atténuent les misères de la vie, la rendent supportable. Le besoin d’idéal, inconscient chez les masses, donnera naissance à un être meilleur que l’homme, qui vivra la vie anarchiste, la seule vie qui vaille la peine d’être vécue. Alors commencera pour l’humanité régénérée une ère nouvelle, dans laquelle tous les besoins seront satisfaits, n’ayant plus à subir le joug de la loi, de la morale et de l’autorité qui les supprime ou les dénature, produisant par là même une humanité inférieure sans harmonie et sans beauté.

Gérard de Lacaze-Duthiers.