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« Pour nous, la question doit être posée en ces termes : Y a-t-il avantage ou inconvénient à ce que le prolétariat se fasse représenter dans nos assemblées législatives ? À cette question, nous répondons nettement : le prolétariat ne retirerait de cette représentation que des avantages illusoires, que des succès de pure apparence, et cette représentation entraînerait pour lui d’assez graves inconvénients. Parmi les socialistes qui se prononcent pour la représentation directe du prolétariat au Parlement…, les plus illusionnés espèrent arriver à conquérir légalement la majorité dans les assemblées politiques. Une fois la main au gouvernail, ils comptent faire fonctionner au profit des ouvriers, tout ce mécanisme gouvernemental qui, jusqu’à ce jour, a fonctionné constamment contre eux. Quelques-uns ont des espérances plus modestes. Ils aspirent seulement à faire pénétrer dans les assemblées une minorité assez forte de députés ouvriers pour arracher à la majorité bourgeoise une amélioration matérielle dans la situation du travailleur, tantôt de nouveaux droits politiques qui lui permettent de poursuivre l’œuvre de son émancipation avec plus de chance de succès. Les plus expérimentés, les socialistes allemands, par exemple, ne croient plus à la conquête du pouvoir par voie électorale.

» En admettant cette tactique (la candidature ouvrière), ils ont en vue seulement un but de propagande et d’organisation. Nous allons réfuter, les uns après les autres, les arguments de ces diverses catégories de partisans de la représentation directe du prolétariat au Parlement.

» Est-ce en France que l’on peut se bercer de cette illusion folle : la bourgeoisie assister les bras croisés, dans le plus grand respect de la légalité, à son expropriation légale. Le jour où les travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il n’y aura pas de loi qu’elle ne viole, de suffrage qu’elle ne fausse, de prisons qu’elle n’ouvre, de proscription qu’elle n’organise, de fusillades qu’elle ne prépare.

» L’espoir que forment d’autres socialistes de faire pénétrer dans les assemblées législatives une minorité de députés ouvriers assez forte pour arracher à la majorité quelques concessions, est aussi illusoire. Cette minorité, par cela même qu’elle est minorité, ne pourra rien par elle-même. Elle sera naturellement entraînée à contracter des alliances avec les fractions bourgeoises du Parlement. Certaines réformes politiques, direz-vous cependant, telles que la liberté de réunion et la liberté d’association, peuvent hâter notre émancipation, et si les députés que nous envoyons au Parlement n’obtenaient que ces deux réformes, il vaudrait déjà la peine de les y avoir envoyés. Mais y a-t-il vraiment nécessité d’envoyer des nôtres pour obtenir ces libertés ? La bourgeoisie républicaine n’a-t-elle pas autant d’intérêt à nous les donner que nous en avons à les demander ? Ce qui est une arme dans ses mains devient entre les nôtres un instrument inutile (dès cette époque Ballivet avait déjà pressenti l’œuvre de Waldeck Rousseau. Liberté de la presse. Mais que nous importe à nous, d’avoir le droit de faire une chose si nous n’en avons pas les moyens. Liberté d’association ! Pour entendre les débiteurs de belles phrases que la Bourgeoisie nous envoie. Liberté d’association ! Associez la misère à la misère ; total : misère. Ces libertés-là, citoyens, seront les conséquences et non la cause de notre émancipation.

» Ceux-là qui, parmi les socialistes connaissent assez la bourgeoisie pour savoir qu’on ne lui arrachera aucune réforme par la voie légale, mettent en avant ce raisonnement : La participation des ouvriers aux

élections nous permet un excellent moyen de propagande.

» Eh bien ! Nous prétendons que la représentation directe ne fournit pas aux ouvriers un bon moyen de propagande et que, si elle les conduit à la formation d’un parti nombreux, elle les conduit à un parti sans organisation et sans force réelle. Quand on parle de propagande, il faut se demander ordinairement deux choses : d’abord quels sont les principes qu’on veut propager, ensuite si le moyen choisi est très efficace pour cela. Ne savons-nous pas que la cause véritable de notre misère est l’accumulation, dans quelques mains, de toute la richesse sociale…, et ne voulons-nous pas mettre fin à cet état de choses en remplaçant le mode individuel d’appropriation par le mode collectif ? Ne savons-nous pas, en outre, que ce qui maintient cette injustice économique c’est l’organisation politique centralisée, autrement dit l’État, et ne devons-nous pas être anti-autoritaires et anti-étatistes ?

» Les deux principes qu’il faut donc propager sont les principes de la propriété collective et celui de la négation de l’État. Eh bien ! pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de tout cela. Il faut avant tout faire passer son candidat. Aussi, que voit-on dans les programmes électoraux ? la boursouflure de la forme et le peu de radicalisme du fond.

» Mais, dira-t-on, une fois élu, le député ouvrier développera son programme dans le retentissement de la tribune française et, tiré à plusieurs mille par tous les journaux, ce programme sera profondément répandu. Nouvelle erreur ! Quand un député ouvrier paraîtra à la tribune, il y sera accueilli par des huées, des interruptions et la musique des couteaux à papier. Les journaux, dites-vous, reproduiront sa harangue ? Oui, tous les journaux de la bourgeoisie la falsifieront, en feront circuler la caricature ; seuls, les journaux socialistes, s’il en existe, inséreront le discours tel quel, et alors ce discours d’un député, dont l’élection a coûté des milliers de francs aux pauvres bourses ouvrières, jouera ni plus ni moins le rôle d’un article ordinaire que l’on eût pu rédiger et imprimer à bien meilleur compte et sans tant de fracas.

» J’admets, qu’en montrant le moins possible de rouge dans notre programme, nous arrivions, en France comme en Allemagne, à constituer un parti nombreux ; le jour où nous deviendrons dangereux aux yeux de la bourgeoisie…, ce jour de l’intervention brutale, violente, illégale de la bourgeoisie, ce parti nombreux sera-t-il aussi un parti fort, capable de résister ?

» Eh bien ! Non, disons-le franchement. Quand un instrument a été fabriqué pour une besogne, il ne faut pas lui en demander une autre. Ce parti, constitué en vue de l’action électorale, n’aura que des rouages électoraux, ses soldats seront des électeurs, ses chefs des avocats. Il pourra sortir de son sein des héros, des martyrs, des Baudin qui sauront mourir pour ce droit ; mais ce parti, armée toute pacifique et légale, n’aura pas l’organisation qu’il lui faut pour résister aux violences des armées de coups d’État ».

Ce discours, qui contient tant de griefs d’aujourd’hui contre l’électoralisme, le pouvoir politique, l’État, le rôle des Partis, fit une telle impression sur le Congrès que les leaders syndicaux prirent peur et interdirent la répétition de telles paroles.

La résolution que Ballivet présenta, en accord avec Dupire, fut rejetée, mais la route était tracée vers l’autonomie et l’indépendance du mouvement syndical, la naissance de la Fédération des Bourses datent de