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gatoire, mes enfants, mais glorieux de faire de la guerre… Et, pour commencer à vous aimer les uns les autres, apprenez, les uns et les autres, à vous bien tuer. Et, pour cela, soyez tous des soldats. »

« Voire ! »

L’homme simple se demande : « Qui trompe-t-on ici ?… Ce n’est pas moi, d’ailleurs, que l’on trompe. Car je me faisais, par mes propos, plus candide, plus bête, que je ne le suis en réalité… Je vois plutôt que c’est la société avec laquelle j’ai implicitement passé un contrat qui se trompe elle-même. Je voulais par elle la vie, — rien que la vie. Elle est assez malheureuse, assez démente, assez aveugle encore, pour exiger seulement de moi que je l’aide à s’assassiner elle-même »…

Mais l’homme simple se doit, pour faire honneur à sa simplicité, d’être un honnête homme : ce que j’appellerai « un honnête homme quotidien », aussi quotidien que la vie elle-même.

Qu’il ait raison dans l’absolu, ou mieux : dans la vérité, voilà qui ne sera contesté par aucun de ses contradicteurs. Et, d’un certain point de vue anarchiste (qui n’est pas, d’ailleurs, tout le point de vue anarchiste), cela pourrait suffire à me dispenser d’en dire plus long.

Mais l’homme simple s’entend répondre, à bon escient d’ailleurs, à bon droit même : « On ne vit pas dans l’absolu. Et, vous, pas plus que personne… On n’a donc pas raison par l’absolu »…

L’homme simple se fait honneur — je dirai surtout : honnêteté — de n’avoir pas raison par l’absolu, et de déchoir fraternellement des belles cimes où il eut pu continuer de causer familièrement avec cet absolu.

Quelque admiration qu’il professe pour eux — et cette admiration est grande et vive — il ne prétextera donc pas l’exemple des « objecteurs de conscience » qui l’ont précédé, et dont la sagesse hardie et, pourtant, toute normale, l’inspire.

Ils sont trop, d’ailleurs… A ne commencer que par les premiers chrétiens, lesquels ne refusaient pas toujours seulement le service militaire, mais l’impôt (plusieurs d’entre eux ne sont encore des Saints, sur notre calendrier, que parce qu’ils ont refusé les deux)…

L’homme simple oubliera, donc, entre tant, ce patron des Gaules : Saint-Martin de Tours, lequel proclamait, en 380 après Jésus-Christ : « Soldat du Christ, je ne combats pas avec l’épée ».

Il ne fera pas argument, quel que soit l’amour qu’il leur voue, des exemples des Quakers, de celui, plus révolutionnaire dans ses affirmations, des Doukhobors, disciples de Tolstoï… Il pourrait remplir de leur martyrologe plusieurs pages de cette Encyclopédie… Mais il ne ferait ainsi que répéter ce qui sera dit de ces véritables chrétiens, et mieux : de ces véritables civilisés, les seuls vraiment exemplaires, quand on écrira d’eux spécialement dans cette même Encyclopédie…

Quittant les exemples, les précédents sublimes, l’homme simple ne paraphrasera même cet aveu, dépouillé d’artifice autant que rempli de sagesse, du très, du tout lucide Ernest Renan : « Je n’aurais pu être soldat. J’aurais déserté. »

Il ira même jusqu’à oublier que jusqu’au jour qui vit, après la France et la Prusse, les plus importantes nations décréter le service militaire obligatoire, c’est-à-dire : jusqu’en 1872 environ, les neuf dixièmes des hommes qui composent le plus sûr et le plus vif honneur des sciences, des lettres, des arts et des morales, ont été exonérés de l’obligation militaire.

Ceci nous fait comprendre, d’ailleurs, que, n’étant pas inquiétés par l’armée, dans leur liberté et dans leur égoïsme, ils ne nous aient pas précédés dans

l’honneur de résoudre le problème posé par l’objection de conscience ; ou qu’ils n’y aient fait que de philosophiques allusions… Aussi bien est-il remarquable que, dans les Congrès de la Paix, où les objecteurs de conscience tendent de faire prévaloir leur « pacifisme intégral », les honnêtes hommes qu’ils voient se dresser contre eux soient, à quelques exceptions près, des vieillards ou des adultes exonérés, pour un motif quelconque, de la servitude militaire. Le signataire de ces lignes tient à préciser que, frisant la cinquante-deuxième année de son âge, il ne relève plus de l’armée.

L’homme simple, s’il ne fait pas table rase du passé, lequel ne lui mesurerait, d’ailleurs, pas les arguments émouvants, s’impose de ne rien lui demander.

Il se tourne seulement vers la société avec laquelle, implicitement, il a passé contrat, et il lui dit :

« Je crois t’avoir compris. Tu veux la paix, mais, en la préparant, surtout par les moyens qui sont ceux de la guerre… Tu la veux comme la veut, par exemple, M. Raymond Poincaré, qui t’a fait tant de mal ; comme la veulent ses pairs : « Dans l’Honneur, dans le Droit et dans la Force… » Je pourrais te répondre par un langage plus sobre, qui est, tout sainement, celui de la vérité, sans doute : « Il ne faut pas vouloir, si toutefois, on le veut vraiment, la Paix dans l’Honneur, le Droit et la Force… Ce qu’il faut vouloir, c’est l’Honneur, le Droit et la Force dans la Paix… » Mais passons…

« Je me borne à te demander ceci :

« La guerre des peuples est bien, n’est-ce pas ? devant ton jugement même, le plus grand des crimes ? Tu me réponds : « C’est le plus grand de tous. Nous devons travailler à tuer la guerre, et, d’abord, à la déshonorer. » C’est ici un langage devenu ordinaire, et que nous tiennent même ceux qui sont les préparateurs les plus sûrs de cette guerre qu’ils condamnent.

« Je continue : « Un crime, le plus grand des crimes : c’est entendu ? Mais le propre de l’homme n’est pas, hélas ! d’être bon. Et sa vitalité même s’accommode souvent des plus grands crimes… La guerre est odieuse. Mais c’est peut-être une sélection nécessaire, laquelle permet au plus fort de durer malgré le pullulement du plus faible ?… Et puis, la guerre ne développe-t-elle les valeurs morales, ne les fait-elle pas paraître incomparablement ?… » Voilà, seulement vingt ans, tu m’aurais répondu, chère Société : « Oui, la guerre est odieuse. Mais elle est cette sélection. Elle est ce prétexte à la mise en valeur des vertus morales ». Et nous en eussions discuté… Il n’en est plus besoin désormais. Ce sont tes augures les mieux famés, tes oracles les plus célèbres parfois, eux-mêmes, qui, instruits par la dernière guerre : celle qui fit douze millions de cadavres, sont les premiers à nous dire : « Sans doute, la guerre est bien une sélection. Mais c’est, peut-on dire, une sélection à rebours. Nous ne le voyons que trop, hélas ! ceux qu’elle nous a pris, c’étaient les plus jeunes, les plus forts, les plus hardis ; les plus généreux aussi, bien souvent. Ceux qu’elle nous a laissés, ce sont, à l’ordinaire, les autres, tout le reste des autres… Quant à l’affirmation des valeurs morales ?… Bornons-nous à constater l’endurance, qui fut, en effet, extraordinaire… Mais, prudemment et dignement, taisons-nous du reste… La guerre, il semble bien qu’elle ait trouvé désormais son symbole dans ceci : la Boue… L’Arioste, apprenant la naissance de l’artillerie à la bataille de Crécy, s’écriait : « La guerre s’est déshonorée. » Que ne dirait-il pas aujourd’hui ?…

« Je m’obstine pourtant, étant homme simple, a continuer, et je te dis, chère Société : « Entendu pour le plus grand des crimes. Entendu pour la sélection à