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selon que je l’ai conçue. Je sais fort bien que tout le monde ne conviendra pas des idées de Locke ; il se pourrait fort bien que Locke eût raison contre Descartes et Malebranche et qu’il eût tort contre la Sorbonne, je parle selon les lumières de la philosophie, non selon les révélations de la Foi.

« Il ne m’appartient que de penser humainement ; les théologiens décident divinement ; c’est tout autre chose ; la raison et la foi sont de nature contraire. En un mot, voici un petit précis de Locke que je censurerais si j’étais théologien et que j’adopte, pour un moment, comme hypothèse, comme conjecture de simple philosophie. Humainement parlant, il s’agit de savoir ce que c’est que l’âme.

« 1o Le mot d’âme est de ces mots que chacun prononce sans les entendre ; nous n’entendons que les choses dont nous avons une idée ; nous n’avons point d’idée d’âme, d’esprit ; donc, nous ne l’entendons point.

« 2o Il nous a donc plu d’appeler « âme » la faculté de sentir et de penser, comme nous appelons « vie » la faculté de vivre et « volonté » la faculté de vouloir.

« Des raisonneurs sont venus ensuite et ont dit : « L’homme est composé de matière et d’esprit ; la matière est étendue et divisible ; l’esprit n’est ni étendu ni divisible ; donc il est, disent-ils, d’une autre nature. Nous voyons peu le corps, nous ne voyons point l’âme ; elle n’a point de parties, donc elle est éternelle ; elle a des idées pures et spirituelles, donc elle ne les reçoit point de la matière ; elle ne les reçoit point non plus d’elle-même, donc Dieu les lui donne. Donc, elle apporte en naissant les idées de Dieu, de l’infini et toutes les idées générales. »

« Toujours humainement parlant, je réponds à ces Messieurs qu’ils sont bien savants. Ils nous disent d’abord qu’il y a une âme et puis ce que ça doit être. Ils prononcent le mot de matière et décident ensuite nettement ce qu’elle est. Et même, je leur dis : « Vous ne connaissez ni l’esprit ni la matière. Par esprit, vous ne pouvez imaginer que la faculté de penser ; par la matière, vous ne pouvez entendre qu’un certain assemblage de qualités, de couleurs, d’étendue, de solidité ; et il nous a plu d’appeler cela matière et vous avez assigné les limites de la matière et de l’âme, avant d’être sûrs seulement de l’existence de l’une et de l’autre.

« Quant à la matière, vous affirmez gravement qu’il n’y a en elle que l’étendue et la solidité ; et moi, je vous dis modestement qu’il y a en elle mille propriétés que vous et moi ne connaissons pas. Vous dites que l’âme est indivisible et éternelle ; et vous supposez ce qui est en question. Vous êtes à peu près comme un régent de collège qui, n’ayant vu d’horloge de sa vie, aurait tout d’un coup entre ses mains une montre d’Angleterre à répétition. Cet homme, bon péripatéticien, est frappé de la justesse avec laquelle les aiguilles divisent et marquent les temps, et encore plus étonné qu’un bouton, poussé par le doigt, sonne précisément l’heure que l’aiguille marque. Mon philosophe ne manque pas de prouver qu’il y a dans cette machine une âme qui la gouverne et qui en mène les ressorts. Il démontre savamment son opinion par la comparaison des Anges qui font marcher les sphères célestes et il fait soutenir dans la classe de belles thèses sur l’âme des montres. Un de ses écoliers ouvre la montre ; on n’y voit que des ressorts et, cependant, on soutient toujours le système de l’âme des montres, qui passe pour démontré. Je suis cet écolier ouvrant la montre qu’on appelle homme et qui, au lieu de définir hardiment ce que nous n’entendons point, tâche d’examiner par degré ce que nous voulons connaître.

« Prenons un enfant à l’instant de sa naissance et suivons pas à pas les progrès de son entendement. Vous

me faites l’honneur de m’apprendre que Dieu a pris la peine de créer une âme pour aller loger dans ce corps lorsqu’il a environ six semaines ; que cette âme, à son arrivée, est pourvue des idées métaphysiques, donc connaissant l’esprit, les idées abstraites, l’infini fort clairement ; étant, en un mot, une très savante personne. Mais, malheureusement, elle sort de l’utérus avec une ignorance crasse ; elle a passé dix-huit mois à ne connaître que le téton de sa nourrice ; et lorsque, à l’âge de vingt ans, on veut faire ressouvenir cette âme de toutes les idées scientifiques qu’elle possédait quand elle s’est unie à son corps, elle est souvent si bouchée, qu’elle n’en peut concevoir aucune. En vérité, à quoi pensait l’âme de Descartes et de Malebranche quand elle imagina de telles rêveries ? Suivons donc l’idée du petit enfant sans nous arrêter aux imaginations des philosophes.

« Le jour que sa mère est accouchée de lui, il est né, dans la maison, un chien, un chat et un serin. Au bout de dix-huit mois, je fais du chien un excellent chasseur ; à un an, le serin siffle un air ; le chat, au bout de six semaines, fait déjà tous ses tours ; et l’enfant, au bout de quatre ans, ne sait rien. Moi, homme grossier, témoin de cette prodigieuse différence et qui n’ai jamais eu d’enfant, je crois d’abord que le chat, le chien et le serin sont des créatures très intelligentes et que le petit enfant est un automate. Cependant, petit à petit, je m’aperçois que cet enfant a des idées, de la mémoire, qu’il a les mêmes passions que ces animaux et, alors, j’avoue qu’il est, comme eux, une créature raisonnable. Il me communique différentes idées par quelques paroles qu’il a apprises et retenues, de même que mon chien, par des cris diversifiés, me fait exactement connaître ses divers besoins. J’aperçois que, à l’âge de six ans ou sept ans, l’enfant combine dans son petit cerveau presque autant d’idées que mon chien de chasse dans le sien ; enfin, il atteint, avec l’âge, un nombre infini de connaissances. Alors, que dois-je penser de lui ? irai-je croire qu’il est d’une nature tout à fait différente ? Non, sans doute ; car vous voyez d’un côté un imbécile et de l’autre un Newton ; vous prétendez qu’ils sont pourtant d’une même nature et qu’il n’y a de la différence que du plus au moins. Pour mieux m’assurer de la vraisemblance de mon opinion probable, j’examine mon chien et mon enfant pendant leur veille et leur sommeil. Je les fais saigner l’un et l’autre outre mesure ; alors, leurs idées semblent s’écouler avec le sang. Dans cet état, je les appelle ; ils ne me répondent plus ; et, si je leur tire encore quelques palettes, mes deux machines, qui avaient auparavant des idées en très grand nombre et des passions de toutes espèces, n’ont plus aucun sentiment. J’examine ensuite mes deux animaux pendant qu’ils dorment. Je m’aperçois que le chien, après avoir trop mangé, a des rêves : il chasse, il crie après la proie. Mon jeune homme, étant dans le même état, parle à sa maîtresse et fait l’amour en songe. Si l’un et l’autre ont mangé modérément, ni l’un ni l’autre ne rêvent ; enfin je constate que leur faculté de sentir, d’apercevoir, d’exprimer leurs idées s’est développée en eux petit à petit et s’affaiblit enfin par degrés. J’aperçois en eux plus de rapports cent fois que je n’en trouve entre tel sot et tel homme d’esprit. Quelle est donc l’opinion que j’aurai de leur nature ? Celle que tous les peuples ont imaginée d’abord, avant que la politique Égyptienne imaginât la spiritualité, l’immortalité de l’âme. Je soupçonnerai même, avec bien de l’apparence, qu’Archimède et une taupe sont de la même espèce, quoique d’un genre différent, de même qu’un chêne et un grain de moutarde sont formés par les mêmes principes, quoique l’un soit un grand arbre et l’autre une petite plante. Je croirai que