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DANSE. Le Dictionnaire de l’Académie Française définit ainsi la danse : « Mouvement du corps qui se fait en cadence, à pas mesurés et ordinairement au son des instruments ou de la voix ». Définition médiocre, qu’on retrouve à peu près dans les mêmes termes dans tous les dictionnaires, elle décrit sèchement la mécanique de son objet mais en laisse ignorer complètement le caractère. Larive et Fleury, en la répétant, ont cependant ajouté que la danse est « l’expression particulière de la sentimentalité » et « l’expansion naturelle de la joie et de la gaieté ».

Le véritable caractère de la danse est indiqué par M. Zaborowski, qui la fait dériver directement du besoin psychologique impérieux « d’épuiser par des mouvements le surcroît d’influx nerveux engendre par toute émotion vive ». C’est ce besoin qui a donné à la danse une importance sociale telle qu’elle a toujours été mêlée aux circonstances les plus diverses de la vie des individus et qu’il n’est pas, on peut dire, d’événements publics ou privés auxquels elle ne participe. La transformation des mœurs l’a modifiée plus qu’elle ne lui a enlevé de son importance sociale, car elle est toujours l’exutoire naturel, instinctif, des grandes émotions. Les peuples les plus « civilisés » retournent à elle dans les temps de leurs plus grandes joies comme de leurs plus grandes douleurs, et il n’est pas alors, d’obligations, de convenances quelles qu’elles soient, qui puissent endiguer le flot du besoin psychologique formulé par M. Zaborowski.

L’individu danse comme il chante, pour exprimer la joie qui déborde de lui, pour la communiquer aux autres et en prendre à témoin tout ce qui l’entoure. Et il danse comme il pleure, lorsqu’il ne peut plus contenir sa douleur, qu’elle l’étouffe et lui donne un irrésistible besoin de s’étourdir, d’oublier…La danse, hymne de la joie et de la vie, est aussi la lamentation de la désespérance qui s’abandonne jusqu’à l’oubli définitif, jusqu’à la mort. Le temps de la « Grande Guerre » en a fait la démonstration la plus récente et la plus complète.

Mais le grand animateur de la danse, celui qui la domine comme il domine la vie et tous les sentiments, c’est l’amour. C’est par lui que la danse « multiplie les sens », comme disait Victor Hugo. Toutes les danses auxquelles les femmes participent sont des danses d’amour ; or, il n’est guère de danses véritables sans la participation de la femme. Celles qui sont exclusives aux hommes sont généralement d’origine guerrière et sont plutôt du sport. D’autres, d’origine religieuse, ne sont que la manifestation d’une exaltation mystique spéciale sortant de la commune mesure des sentiments humains, car elles sont pratiquées par des hommes qui se sont mis hors de la nature, soit en se mutilant, soit en ayant fait vœu de chasteté.

Dans les développements successifs de la civilisation, la danse a pris des aspects très divers et une importance des plus variable. Mais chez tous les peuples elle a été, et est toujours, dans ses formes les plus caractéristiques, la manifestation de l’amour, le moyen de charmer et d’exciter les sens, qu’elle soit les panto-

mimes néo-calédoniennes, la trimorodie polynésienne, la chika africaine, les ébats lascifs des ghawazies égyptiennes et des bayadères de l’Inde, le tango des lupanars argentins, ou qu’elle soit les rondes villageoises, la pavane de cour, la valse des salons ou les pratiques d’onanisme mondain des dancings actuels.

La danse a été souvent combattue ; on a voulu, pour des raisons appelées « morales », la supprimer ou tout au moins limiter son domaine, mais on a fait de vains efforts, tout comme si on avait voulu interdire aux hommes de rire, de pleurer et d’aimer… Quelles que soient les conventions sociales observées, il suffit qu’une émotion particulière passe sur le monde pour que, du haut en bas de l’échelle sociale, l’homme se mette à danser. On voit alors les gens les plus « respectables », les plus décoratifs, les plus haut placés dans la hiérarchie, retourner au vieil instinct avec une fureur et un oubli des convenances qui n’existent habituellement que dans les bas-fonds sociaux. Ce qu’on a réussi à faire a été de bannir la joie de la danse, de lui enlever ce qu’elle avait de santé et de moralité. La cafardise, en soufflant sur elle son haleine empoisonnée comme sur toutes les formes de la vie, en a fait de plus en plus le trémoussement d’une humanité composée de « cochons tristes ». Aussi, est-il inexact de dire, comme M. Zaborowski, que « chez nous, surtout dans nos grands centres urbains, elle n’est plus qu’une survivance dénuée de signification ». M. Zaborowski, qui écrivait avant la « Grande Guerre », ne se doutait pas de la place que la danse reprendrait à l’occasion de cet événement parmi les formes de la folie collective.

Une légende dit que la danse fut inventée par Minerve, lorsqu’elle manifesta sa joie de la défaite des Titans. Les êtres ont dansé bien avant l’existence des temps mythologiques pour exprimer l’amour, la joie et la douleur. D’après Lucien, « elle est née avec toutes choses et elle est aussi ancienne que l’Amour, le plus ancien des dieux ». Elle naquit, comme la musique, « du rythme de la vie » a dit plus exactement Elisée Reclus. Les premières formes de la danse ont été dans les mouvements cadencés des animaux, dans leurs pantomimes amoureuses comme celles des oiseaux qui se pavanent en saluant devant leurs femelles et que les hommes ont imitées. Elles ont été dans les ébats des animaux et des enfants qu’a dépeints Théocrite, ceux du jeune Daphnis qui :

Sautait, battait des mains, heureux et triomphant,
Semblable au faon joyeux qui bondit vers sa mère.

Elles ont été dans les attitudes éplorées de la douleur, la mimique de l’effroi et du désespoir en face de la mort. En multipliant ses sentiments, l’homme a multiplié les motifs et les formes de la danse. La guerre lui a apporté un premier élément d’exaltation ; la religion, ensuite, l’a influencée de toute la diversité de ses pratiques. Ce sont elles, la religion surtout, qui ont développé ce qu’il y a de folie dans la danse. Elles ont exaspéré les sentiments qu’elle exprime et l’ont conduite à ses pires aberrations. À l’amour, à la joie et à la douleur, dont la variété d’expression fait qu’elle est calme ou emportée, solennelle ou vive, mesurée ou