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dition libre. Sa loi était moins repopulatrice que protectrice de l’inégalité. En France, du xve au xviiie siècle, plusieurs non-conformistes furent brûlés en vertu des Établissements de Saint Louis, mal compris, à ce qu’il semble. Le « bougre » que saint Louis faisait brûler, après jugement de l’évêque, était un hérétique. Malheureusement pour les homosexuels des siècles suivants, le mot avait changé de sens et ni les juges ecclésiastiques ni le bras séculier ne s’en étaient aperçus. Plusieurs montèrent sur le bûcher par la faute de l’Église et de la sémantique.

On ne brûle plus aujourd’hui. Parfois on tue encore sournoisement. Nul n’ignore quel crime commirent contre Oscar Wilde le Code et les juges. La loi allemande punit aussi le non-conformisme. Abstraitement, la loi française est ici moins scélérate. Mais les magistrats y suppléent par de nobles subtilités et Adelsward-Fersen ne fut guère mieux traité à Paris qu’Oscar Wilde à Londres.

Je n’ai pas le culte des définitions (voir ce mot). Sauf en mathématiques, elles sont toujours débordées d’un côté par le défini, débordantes de l’autre. Sans se fier à elles, on tâche pourtant de les faire le moins inexactes qu’on peut. Pour ne pas exclure arbitrairement le platonisme, j’ai accordé le nom d’amour au rêve, même vague, du baiser.

L’amour platonique n’est pas exactement l’amitié entre homme et femme. Une sexualité atténuée (platonisée, diraient précisément les psychanalystes) entre dans ce composé instable. Ici comme partout, il n’y a que des cas individuels et nos généralités disent des à peu près. L’amour de Pétrarque et de Laure s’accompagne de désir éludé par jeu ou par nécessité et si l’on ose dire, de quelque pelotage. Il est différent du sentiment de Dante pour Béatrice. Le sentiment de Dante lui-même a revêtu des nuances successives sans perdre le droit de s’appeler amour platonique : ardent et douloureux dans La Vie Nouvelle ; apaisé et comme glorieux dans Le Paradis ; presque complètement abstrait dans Le Banquet où Béatrice pâlit, se dépersonnalise, se perd presque aux brumes du symbole.

Pour Voltaire (Dictionnaire philosophique, amour socratique, note) l’amour platonique ne fut jamais que faux semblant, où, comme il dit, « art de cacher l’adultère sous le voile ». Il explique, malicieux : « Les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point… Il nous reste assez de monuments de ce temps pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. »

Voltaire a raison pour beaucoup de cas. Mais le monde intérieur est plus varié qu’il ne croit. Nos classifications, bien qu’elles ne soient jamais trop riches, restent toujours insuffisantes et l’expression ne saisit qu’une partie des nuances et des formes des sentiments réels. Le platonisme fut souvent une préface hypocrite ou inquiète, une descente habile ou un glissement involontaire ; il fut parfois autre chose : le parfum, par exemple, qui reste après la liqueur bue, l’amitié charmée qui, chez les êtres tendres et sans jalousie, peut succéder aux sensualités.

L’amour platonique nous semble un peu ridicule aujourd’hui, s’il est l’amour unique. Mais, pour le pluraliste, il peut, à côté d’émotions plus sensuelles, avoir ses heures de charme souriant. Même dans l’amour unique, si une maladie ou quelque autre obstacle s’oppose aux réalisations physiques, le platonisme apporte grâce et consolation. L’amour d’Héloïse pour Abélard diminué n’est pas simple amitié. Ce n’est pas non plus le deuil d’une veuve. Ce mélange de souvenirs, de rêve blessés, de regrets incertains, d’imaginations tendres

est certes inanalysable et instable — comme tout ce qui est vivant.

L’amour existe-t-il chez les animaux ? Chez certains, pas même la possession, ni, semble-t-il, la jouissance. La femelle du poisson écailleux abandonne ses œufs ; le mâle les féconde ensuite sans savoir qui les a pondus. Y a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à l’amour chez les insectes communistes, abeilles et fourmis, où le mâle est tué dès qu’il a rempli son rôle fécondateur et où une seule rencontre féconde la femelle pour toute sa vie ? La mante religieuse, certaines araignées, certaines sauterelles dévorent le mâle pendant la période ou aussitôt après. Puisqu’il accepte ce sort inévitable ou consent à ce gros risque, il faut supposer chez lui un vif attrait vers la femelle. Mais la femelle éprouve sans doute peu de plaisir, qui garde son sang-froid de chasseresse.

Les oiseaux donnent une idée plus voisine de notre amour. Le moineau, le coq sont des mâles remarquablement doués et ardents. Le coq pose, si l’on ose dire, des lapins ; il attire parfois la femelle en poussant le même appel que s’il venait de découvrir un ver de terre. Plusieurs mammifères, le cheval, le taureau ont des allures, des fiertés, des mouvements, des regards, des cris qui disent éloquemment le désir.

L’amour humain a pourtant ses caractéristiques et ses privilèges. Seul, l’homme n’obéit pas aux saisons et à un rythme étroit, mais aime à toute époque de l’année. Seul, il connaît les délicieuses langueurs qui suivent le baiser. Seul, il connaît les embrassements et leurs douces variantes. Son corps est sensible par toute sa surface. L’animal connaît le baiser, non la caresse. Et, sur l’étoffe de la nature, quelles brillantes ou délicates broderies dessine notre imagination…

Mais nous savons empoisonner nos joies. La jalousie n’est pas chose exclusivement humaine ; elle prend chez l’homme une profondeur plus douloureuse. Et les pauvretés tyranniques et cruelles du sadisme, les pauvretés serviles du masochisme sont notre création.

C’est pourquoi plusieurs condamnent l’amour ou répètent après Buffon que seul le côté physique en est bon. Supprimer les sentiments qui donnent de si grandes joies mutuelles pour mieux écarter ceux qui amènent des douleurs et des méchancetés est méthode trop appauvrisseuse. Il est d’autres moyens de tuer en soi la jalousie, l’autoritarisme, l’exclusivisme, le propriétarisme ; il est d’autres moyens de purifier l’amour de toute hostilité. Les épicuriens le savaient. Épicure et Métrodore restaient les plus parfaits des amis en aimant la même Léontium. Lucrèce fait un tableau très sombre et très âpre des amours ordinaires où « parce que le plaisir n’est point pur, des aiguillons secrets poussent à blesser l’objet même de notre frénésie. » Mais il connaît le remède aux folies, aux aigreurs et aux brutalités de l’amour unique. Il enseigne à « jeter dans les corps qu’on rencontre l’humeur amassée », à « troubler par des blessures nouvelles la blessure ancienne » et à « cueillir des voluptés exemptes de peine ».

Notre pluralisme (voir ce mot), admet peut-être d’autres délicatesses que le sien, des nuances plus riches, des souvenirs plus attendris, et, à l’heure voluptueuse, un sens plus fin de ce que le baiser actuel a de saveur unique et originale.

L’amour plural de Lucrèce est tourné uniquement vers le sexe. Nos choix multiples aiment des individus, les grâces personnelles de leurs caresses, de leurs paroles, de leurs pensées, de leurs sentiments. Nous aimons des uniques. Prêt à tous les accueils, l’anarchiste pluraliste distingue chaque accueilli. Il aime ce qu’il a de nouveau, de singulier, de spontané ; il ne le considère pas seulement comme une occasion de