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vierge de l’enfant n’étant pas encore corrompu, le raisonnement est le moyen le plus propice à obtenir de lui l’obéissance. Et puis jusqu’à quel point — toujours en vertu de la morale bourgeoise — la désobéissance de l’enfant est-elle un défaut ? Quel est le moraliste qui soutiendra que l’enfant commet un acte répréhensible, lorsqu’il refuse à son père, ivrogne, d’aller lui chercher de l’alcool ? L’enfant a-t-il raison ou tort lorsqu’on lui demande de s’humilier pour satisfaire à l’autoritarisme de ses parents ? En vérité, il serait bien difficile au moraliste d’établir des bornes pour marquer le point où la désobéissance cesse d’être immorale. Pour nous, anarchistes, toute obéissance passive, aveugle, irraisonnée est néfaste, nuisible, et si on inculque aux enfants les beautés et les bienfaits provoqués par l’obéissance et les méfaits et les crimes occasionnés par la désobéissance, ce n’est que pour les préparer à une vie de mensonge, de veulerie et d’esclavage.

Et, en effet, lorsqu’il sera libéré du joug du maître d’école qui aura troublé ses plus jeunes années, et aura déjà, par son autorité, fait des ravages dans son jeune cerveau, c’est le patron, le contremaître, l’ouvrier, auxquels il ne lui faudra pas désobéir, car l’apprenti est l’inférieur qui doit tout admettre sans protester, sans donner son avis, et accepter comme parole d’évangile tout ce qu’on lui dit. Ensuite ce sera l’armée, où désobéir est un véritable crime, même si l’ordre donné est de tuer ses semblables. L’obéissance aux chefs est un devoir sacré pour le militaire, et la désobéissance est punie avec une sévérité atroce.

En regard de ses supérieurs, civils ou militaires, l’homme durant toute sa vie reste un enfant auquel le père donne un ordre logique ou ridicule.

Obéir : c’est se courber, c’est reconnaître durant toute son existence son infériorité notoire ; obéir c’est consentir à n’être qu’une chose, un jouet, une plante, sans aspirations, sans désirs, sans besoins. Désobéir, c’est se refuser à n’être qu’une machine, c’est affirmer sa personnalité, c’est manifester sa volonté, sa force ; désobéir, c’est se refuser à voir se perpétuer indéfiniment un organisme corrompu dans tous ses rouages, c’est vouloir changer un ordre social qui engendre des monstruosités et qui, depuis des siècles, transmet aux générations son bagage d’erreurs.


DÉSOLIDARISER (SE). C’est une conséquence logique de la notion anarchiste de la vie, que l’anarchiste n’accepte que la solidarité qu’il a choisie, voulue, examinée, consentie enfin. La solidarité obligatoire ou imposée est contraire à l’esprit anarchiste lui-même. L’histoire est là d’ailleurs pour nous montrer que la solidarité imposée s’est montré un instrument merveilleux de dogmatisme et de domination. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre les êtres que n’unissaient ni des affinités de tempérament ni la conformité des intérêts, la religion et la loi ont été nécessaires ; pour que les rapports de solidarité obligatoire que la religion et la loi déterminent entre les hommes ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs religieux ou légaux, c’est-à-dire des prêtres et des juges.

Là où il n’y a pas de contrat imposé — ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre éthique, ni dans l’ordre intellectuel — et c’est cela l’anarchie, il ne peut y avoir non plus de solidarité imposée. Par exemple, l’anarchiste se solidarise tacitement avec tous les gestes que son camarade accomplit aux fins de miner, saper, ruiner, détruire l’autoritarisme. Mais il entend se désolidariser et il se désolidarise des gestes du soi-disant camarade qui, par raison d’opportunisme ou de tactique, défend une forme quelconque de gouvernement (la République vaut mieux que la Monarchie, etc.), préconise le vote, approuve la guerre. L’anarchiste n’a rien à faire avec lui, pas plus qu’avec le juge, le poli-

cier, le geôlier, le bourreau, l’élu, l’électeur socialiste ou communiste. Ni les uns ni les autres ne sont de son « monde ».

On objectera que les anarchistes font des concessions au milieu. Examinons la question de très près. Il y a des concessions évitables et volontaires, d’autres qui ne le sont pas. Il y a un ordre de concessions inévitables comme celles d’aller travailler à l’atelier, en usine, au chantier, au bureau, parce que si l’on n’y consentait pas, on courrait le risque de mourir de faim. Le faire cependant, contribue non seulement à maintenir le régime capitaliste, mais encore le principe de l’exploitation de l’homme par l’homme. Travailler « pour son compte » ne change d’ailleurs rien au problème ; marchand ambulant, forain, artisan, petit boutiquier, on est toujours exploiteur ou exploité ; il n’est pas un article qu’on vende qui n’ait été obtenu grâce au système capitaliste de la production ; le grossiste gagne sur le petit revendeur, le petit revendeur gagne sur le chaland. Rien ne change et tel petit revendeur est plus soumis aux caprices de ses clients que l’ouvrier aux fantaisies de son patron. Dans la majorité des cas, le compagnon « illégaliste » n’échappe pas aux difficultés qui l’entourent et dont il voudrait bien cependant s’évader ; les objets qu’il consomme sont des produits qui ont passé par la filière capitaliste et les risques qu’il court ne sont pas comparables à l’ennui engendré par les heures de présence à l’atelier ou passées « à faire la place », par exemple.

Il y a des concessions évitables que certains anarchistes concèdent cependant à l’ambiance. Pourquoi ? Parce que telles concessions qui, à autrui, à vous, à moi, semblent parfaitement évitables, leur paraissent à eux, inévitables ; il y a des camarades qui consentent à accomplir telle ou telle formalité légale pour éviter de mettre autrui — une compagne, par exemple — dans une position économique défavorable ; pour ne pas mettre des enfants qui n’avaient pas demandé à naître dans une situation inférieure ou qui leur soit préjudiciable, et cela pour le reste de leur vie, etc. Il ne faut donc pas porter de jugements trop sommaires (à condition d’admettre qu’un « anarchiste » puisse « juger » son camarade) sur des « concessions » dont nous ignorons les motifs intimes et profonds.

Dans un autre ordre d’idées, j’ai connu un compagnon qui s’était marié avec une étrangère, pour lui éviter d’être expulsée, parce que, de son séjour en France, dépendaient peut-être son avenir et celui de ses enfants. J’en ai connu un autre qui ignorait ce qu’était devenue sa famille, qui l’avait renié à cause de ses idées anarchistes ; il allait souvent en prison ; seul, le mariage légal pouvait lui permettre des relations avec le monde extérieur durant ses villégiatures pénitentiaires. J’en ai connu un troisième qui n’a pu pratiquer la pluralité amoureuse qu’en acceptant l’union légale avec sa compagne habituelle ; s’il avait agi autrement, celle-ci aurait immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s’agit n’était pas en état de lui en procurer une autre. De nombreux camarades se prévalent des dispositions législatives en vigueur lorsqu’ils sont victimes d’accidents de travail, etc. Qui reprocherait à l’anarchiste renversé et blessé par une automobile de recourir au tribunal pour obtenir la légitime satisfaction qui lui est due ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini. En France, un journal anarchiste ne peut paraître sans gérant et sans effectuer un dépôt légal ; des compagnons travaillant en commun sont contraints d’adopter la forme coopérative ou une forme d’association possédant des statuts, rédigés conformément aux lois en vigueur en pareille matière, etc.

Il est évident que les concessions sont des expédients dont il ne convient pas de se réjouir et qu’il faut indi-