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bonheur dans un ordre périmé, qui est le désordre, et dans une organisation absurde et dangereuse qui désagrège l’humanité.

Déjà avant la guerre de 1914-1918 qui sema tant de deuils, fertilisa la terre de larmes et de sang, et détruisit toute une génération on pouvait prévoir le chaos déterminé par la folie et l’ambition d’une minorité incapable de refréner ses bas instincts de jouissance, et d’une majorité impuissante à manifester son désir de paix et à imposer une forme d’organisation plus conforme aux nécessités d’un siècle de science et de progrès.

La chute se précipite. Sur la pente glissante de la désorganisation, la Société mourante qui marque la fin de ce vingtième siècle, si riche en découvertes de toute sorte, attend des événements, ou sa rénovation ou sa mort. Les finances de tous les grands États européens ont été dilapidées dans des aventures ridicules et meurtrières ; la diplomatie, dans un dernier spasme, cherche à sauver les apparences et à donner une certaine vitalité au capitalisme moribond qu’elle représente, mais cela ne peut durer. A mesure que nous avançons dans le temps, la désorganisation se poursuit sans qu’il soit possible aux hommes d’Etat d’en arrêter les effets qui mènent fatalement au désastre.

La grande guerre a passé par là. L’Allemagne de Bismarck — de Bismarck qui avait, comme Napoléon, rêvé de suprématie universelle — amoindrie par le traité de Versailles imposé par Clémenceau, se relève péniblement de la douloureuse équipée de son César déchu. La rançon que réclame d’elle les nations victorieuses accule à la misère toute la population travailleuse de ce grand Empire, qui est contrainte de peiner et de souffrir pour payer les crimes de ses maîtres.

L’Autriche, démembrée, divisée, traîne lamentablement derrière elle le boulet qui lui fut légué par François-Joseph, vieillard arriéré, perdu dans la tradition et dont le règne de 68 ans fut un long calvaire pour son peuple qui eut à subir tout le poids des guerres malheureuses déclenchées par ce prince impuissant.

L’Angleterre, dont la puissance reposait sur son vaste empire colonial, voit ce dernier lui échapper. Déjà elle a été obligée de faire des concessions et d’accorder une liberté relative à certaines de ses possessions. Le Canada, l’Australie, se sont dans une certaine mesure, libérés du joug britannique ; mais les Indes, l’Égypte, l’Irlande, sont agités par la soif de liberté, qui est un ferment de révolte. La puissante « organisation » de la perfide Albion apparaît menacée, et ne pourra résister bien longtemps à l’assaut coordonné des populations qu’elle opprime. L’Angleterre se désorganise, et même intérieurement elle souffre du malaise engendré par son impérialisme séculaire, qui lui valut une fortune temporaire, mais s’écroulera fatalement, comme tout ce qui est bâti sur l’autorité et son soutien : la violence.

L’Espagne, qui n’a pas comme la France, l’Angleterre et l’Allemagne, payé son tribut au Moloch durant les années pénibles de 1914 à 1918, ne se trouve pas dans une position plus heureuse. Le peuple maintenu dans l’ignorance et l’obscurantisme clérical, ouvre les yeux à la vérité et réclame son droit à l’existence. Le despotisme d’un dictateur ne peut rien pour équilibrer une situation qui a ses origines dans un passé noirci par les méfaits de la religion, et le général Primo de Rivera qui, de complicité avec le roi Alphonse XIII, cherche à rafistoler une monarchie branlante, apparaîtra dans l’histoire comme un fantoche malfaisant n’ayant d’autres soucis que celui de sauver de la ruine, non pas son pays et son peuple, mais la classe de parasites qui perpétue la misère collective de la nation.

Et il en est de même en Italie, où un Mussolini semble triompher, alors que son autorité criminelle ne peut engendrer que la chute un peu plus rapide du régime d’arbitraire qu’il dirige. Partout où sévit l’autorité rè-

gne la désorganisation. La France qui sortit victorieuse de la grande guerre n’est pas dans une situation plus brillante que les autres puissances européennes et sa débâcle financière l’entraîne au fond d’un gouffre duquel elle ne pourra s’évader. Des milliards de dettes contractées entre 1914 et 1925 auxquelles viennent s’ajouter celles antérieures à la guerre « du droit et de la liberté » lui interdisent l’espérance de réajuster la vie sociale, d’améliorer les conditions de vie du populaire et cet état déplorable ne peut aller qu’en empirant à moins que, dans un sursaut d’énergie, le peuple ne se réveille de sa torpeur et ne brise les liens qui le tiennent attachés à un passé de boue et de sang.

Seule, dans toute la vieille Europe désemparée, la Russie, sortant d’un sommeil de plusieurs années, sembla un moment éclairer l’avenir de son flambeau révolutionnaire. Mais, hélas !, les hommes nouveaux ne furent pas à la hauteur de leur lourde tâche, et leurs erreurs accumulées, jointes à la coalition extérieure des forces de réaction, devaient avoir raison de l’insurrection libératrice.

Dans ces conditions, est-ce trop dire, que la désorganisation politique de l’Europe de 1925 menace de déclencher de terribles cataclysmes et que l’avenir se dessine sombre et misérable pour les générations futures ?

Il y a pourtant un remède efficace à cet état de chose, mais il est curieux de considérer que le peuple s’éloigne de toute solution simple et se complaît dans la difficulté.

Un fait est indéniable : c’est que le capitalisme est une forme d’économie sociale et politique qui ne répond plus aux exigences de l’humanité. Le capitalisme se décompose, tout son organisme embrouillé, rongé par le parasitisme administratif de ses institutions se désagrège et toute la compétence des économistes bourgeois est inopérante à rétablir de l’ordre dans un monde qui s’écroule sous le poids de son passé.

On peut opposer aux contempteurs de l’ordre capitaliste, l’exemple de l’Amérique, forte et puissante, sortie agrandie de la guerre de 1914. La force de l’Amérique n’est qu’une illusion. Son tour viendra. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’Amérique aura son jour, son heure, et elle subira les mêmes tourments que la vieille Europe. Le fait même qu’elle ne peut satisfaire à ses besoins d’expansion commerciale et industrielle qu’en asservissant économiquement les nations européennes, marque bien que l’avenir n’épargnera pas les jeunes républiques américaines. Elles se suicideront dans leur course aux dollars ; c’est fatal, c’est inévitable.

Comment faire face alors à cette corruption politique qui détermine tant de conflits et qui a inscrit à son actif tant de ruines ? Détruire l’ordre bourgeois, abolir la puissance capitaliste n’est pas suffisant. C’est un travail utile, certainement, mais qui serait négatif en soi, si le peuple n’était pas capable de remplacer immédiatement l’ancien organisme par un organisme nouveau présentant un caractère de stabilité inébranlable.

Il faut opposer à ce que nous appelons le désordre et la désorganisation capitaliste, l’ordre et l’organisation sociale du peuple, mais encore faut-il ne pas commettre à notre tour les erreurs inhérentes à tout être humain et ne pas compromettre le futur par une politique pleine d’inconséquence.

Les Anarchistes ont critiqué et critiqueront encore toutes les formes d’organisation sociale qui reposent sur l’autorité et qui sont impuissantes à réaliser le bonheur de l’humanité. Le terrain que nous ensemençons a admirablement été défriché par nos aînés, et la période d’après-guerre, dans laquelle se débattent les gouvernants du monde entier, démontre que ceux qui nous ont précédés dans la lutte ne s’étaient pas trompés.