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ANA
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La loi n’a qu’un seul but : justifier d’abord et sanctionner ensuite toutes les usurpations et iniquités sur lesquelles repose ce que les profiteurs de ces iniquités et usurpations appellent « l’Ordre social ». Les détenteurs de la richesse ont cristallisé dans la Loi la légitimité originelle de leur fortune ; les détenteurs du Pouvoir ont élevé à la hauteur d’un principe immuable et sacré le respect dû par les foules aux privilèges, à la puissance et à la majesté dont ils s’auréolent. On peut fouiller, jusqu’au fonds et au tréfonds, l’ensemble de ces monuments d’hypocrisie et de violence que sont les Codes, tous les Codes ; on n’y trouvera pas une disposition qui ne soit en faveur de ces deux faits d’ordre historique et circonstanciel qu’on tente de convertir en faits d’ordre naturel et fatal : la Propriété et l’Autorité. J’abandonne aux tartufes officiels et aux professionnels du charlatanisme bourgeois tout ce qui, dans la Législation, a trait à la « Morale », celle-ci n’étant et ne pouvant être, dans un état social fondé sur l’Autorité et la Propriété, que l’humble servante et l’éhontée complice de celle-ci et de celle-là.

On trouvera au mot « Loi » (voir ce mot) une étude approfondie du mécanisme législatif et judiciaire. Ici, il est séant et suffisant, à propos du mot « Anarchie » pris dans le sens de « désordre » de citer ces magnifiques paroles de Pierre Kropotkine :

« De quel ordre s’agit-il ? Est-ce de l’harmonie que nous rêvons, nous, les anarchistes ? De l’harmonie qui s’établira librement dans les relations humaines, lorsque l’humanité cessera d’être divisée en deux classes, dont l’une est sacrifiée au profit de l’autre ? De l’harmonie qui surgira spontanément de la solidarité des intérêts, lorsque tous les hommes formeront une seule et même famille, lorsque chacun travaillera pour le bien-être de tous et tous pour le bien-être de chacun ? Évidemment, non ! Ceux qui reprochent à l’Anarchie d’être la négation de l’Ordre, ne parlent pas de cette harmonie de l’avenir ; ils parlent de l’ordre tel qu’on le conçoit dans notre société actuelle. Voyons donc ce qu’est cet « Ordre » que l’Anarchie veut détruire.

« L’Ordre, aujourd’hui, — ce qu’ils entendent par « l’Ordre », c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».

« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société. C’est le paysan irlandais mourant de faim ; c’est le peuple d’Italie réduit à abandonner sa campagne luxuriante, pour rôder à travers l’Europe en cherchant un tunnel quelconque à creuser, où il risquera de se faire écraser, après avoir subsisté quelques mois de plus. C’est la terre enlevée au paysan pour l’élève du bétail ou du gibier qui servira à nourrir les riches, c’est la terre laissée en friche plutôt que d’être restituée à celui qui ne demande pas mieux que de la cultiver.

« L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d’inanition. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.

« L’Ordre, c’est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.

« L’Ordre, c’est la Guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.

« L’Ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la Pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. C’est la mort soudaine par le grisou, la mort lente par l’enfouissement de milliers de mineurs déchirés ou enterrés chaque année par la cupidité des patrons et pourchassés à la baïonnette, dès qu’ils osent se plaindre. Voilà « l’Ordre ! »

Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes : « Et le désordre, ce qu’ils appellent le désordre : C’est le soulèvement du peuple contre cet ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire : c’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.

« Le désordre, c’est l’abolition de l’esclavage antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.

« Le désordre, c’est l’insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.

« Le désordre — ce qu’ils nomment le désordre — ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, de brute avilie dans la misère.

« Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité ! »



Jean-Guillaume Colins, le fondateur du socialisme rationnel, expose, dans ses multiples ouvrages, que l’Ordre est incontestablement nécessaire à la vie des hommes groupés en société. Or, dit-il, — je résume ici l’essentiel de sa doctrine — l’Ordre ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. S’il repose sur la force, il ne se peut maintenir que par la violence systématiquement et gouvernementalement organisée. S’il repose sur la raison, il trouve son point d’appui dans l’acquiescement volontaire et réfléchi de tous. Dans le premier cas, l’Ordre, synonyme d’injustice et d’inégalité, est instable, fragile, éphémère ; il est constamment exposé à être troublé par le mécontentement et l’insurrection de la foule à laquelle il prétend s’imposer ; et, alors, l’Ordre ne se conçoit que sous la forme du gendarme et du bourreau. Mais, s’il est basé sur le granit