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Il y a exercice, emploi de l’autorité lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un État, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) utilisent la puissance qu’ils détiennent pour interdire à une unité ou à une collectivité humaine de se comporter à sa guise, lui inflige certaines restrictions, lui oppose certaines entraves, lors même que cette unité ou cette collectivité agit à ses risques et périls, sans imposer ses vues à qui que ce soit — individu ou association — évoluant ou fonctionnant en dehors d’elle.

Une fois leur situation à l’égard de l’autorité bien définie, les individualistes anarchistes entendent résoudre toutes les questions pratiques que suscite la vie en ce sens que quelle que soit la solution adoptée, l’unité humaine ne se trouve jamais obligatoirement et à son insu dépossédée et sacrifiée au profit de l’ensemble social. L’individualisme anarchiste n’est en aucune façon synonyme d’isolement, les individualistes anarchistes ne veulent pas plus de l’isolement que de l’association obligatoire, tout simplement.

Les individualistes anarchistes ne se sentiraient à l’aise pour évoluer que dans un milieu ou une humanité qui considérerait l’autonomie, l’intégrité, l’inviolabilité de la personne humaine — de l’unité sociale, de l’individu, homme ou femme — comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.

Les individualistes revendiquent pour l’individu — homme ou femme — dès qu’il est en âge de se déterminer soi-même et cela sans restriction ou entrave aucune : pleine et entière faculté de se conduire pour et par soi-même — c’est-à-dire d’exister, de se développer, d’expérimenter à sa guise — selon que l’y poussent ou l’y amènent son tempérament, ses réflexions, ses aspirations, sa volonté, son déterminisme personnel ; sans être comptable qu’à soi-même de ses faits et gestes ; de même pleine et entière faculté d’expression, de profession, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion — par l’écrit ou par la parole — en public ou en privé. Pleine et entière faculté d’essai, de réalisation, d’application, dans tous les domaines, des méthodes, systèmes, modes de vie individuelle ou collective, etc., etc., auxquels peut donner lieu la matérialisation de la pensée, la concrétion de l’opinion.

Tout cela bien entendu à charge de réciprocité à l’égard d’autrui, isolé et associé. C’est ce que les individualistes anarchistes désignent par l’expression d’égale liberté.

Donc, si les individualistes anarchistes revendiquent la pleine et entière faculté pour toute unité humaine de vivre en isolé, en marge, à l’écart de tout groupement, association, milieu — ils revendiquent non moins énergiquement la faculté d’association volontaire dans tous les domaines où peut s’exercer ou rayonner l’activité humaine, quelles que soient les expériences à poursuivre, les fins à atteindre ; la pleine et entière faculté de fédération pour les individualités isolées, les ententes à effectif restreint ou les associations, quelles que soient leur importance.

Les individualistes anarchistes revendiquent pleine et entière faculté d’épouser toute solidarité, de passer tout contrat dans n’importe quelle branche de l’activité humaine, dans n’importe quel but et pour n’importe quelle durée.

On aperçoit immédiatement l’abîme qui sépare la société archiste — gouvernementale, étatiste, autoritaire — de la société, de l’association anarchiste, antiautoritaire. La société archiste vous englobe de force en son sein, vous oblige à subir des lois, des coutumes, des habitudes, des traditions qu’elle ne vous permet pas de discuter ou de rejeter. Le contrat, les statuts, les directives de l’association individualiste anarchiste sont

volontaires ; on reste libre de s’y joindre ou de ne point en faire partie ; il est évident qu’en restant isolé, on ne participe pas aux produits ou aux bénéfices de l’association ; mais dans tous les temps et dans tous les lieux, aucune autorité, aucun gouvernement, aucun État anarchiste n’existe qui contraigne qui que ce soit à être membre d’une association quelconque.

Les individualistes anarchistes passent pour ne pas être révolutionnaires. Il faut s’entendre : pour que l’individualisme anarchiste se réalise, il est indispensable que la mentalité générale ou les mœurs soient à un niveau tel qu’elles impliquent ou garantissent l’impuissance ou l’impossibilité pour toute individualité, milieu, administration, gouvernement, État quelconque — et cela sans réserves ni artifice — de s’immiscer, s’ingérer, intervenir dans, empiéter sur : la vie ou les rapports des unités humaines entre elles — le but, l’existence, l’évolution ou le fonctionnement des groupements, associations d’individualités, fédérations de groupements, d’associations. La réalisation des revendications anarchistes est donc fonction de la transformation, de l’évolution du milieu humain en général, dans un sens anarchiste. C’est pourquoi la propagande individualiste anarchiste est plutôt éducative, qu’elle en appelle surtout à l’exemple, qu’elle vise d’abord à faire de ceux qu’elle atteint et retient des révolutionnés, des réalisateurs isolés et associés des thèses individualistes anarchistes. Ils sont d’avis que c’est par l’unité anarchiste qu’il faut commencer pour aboutir à déterminer le milieu. C’est l’unité anarchiste qui est appelée à jouer, selon eux, le rôle de ferment, de déterminant du milieu.

Les individualistes anarchistes préconisent en général une forme d’agitation qui cadre avec tout ce que nous venons d’exposer et qui fait davantage appel à la réflexion individuelle qu’à l’entraînement irraisonné, à la conviction profonde plutôt qu’à la brutalité. Sont essentiellement individualistes anarchistes les actes de révolte suivants : grève des fonctions attribuées par la loi aux citoyens ; refus de participation à tout service public ; non-paiement de l’impôt ; refus de porter les armes ou de service militaire ; abstention des actes d’état-civil ; non-envoi d’enfants aux écoles dépendantes de l’État ou de l’Église ; abstention de tout travail relatif à la fabrication d’engins de guerre ou d’objets des cultes officiels, à la construction de banques, d’églises, de casernes, de prisons, etc., etc. « On peut se représenter toute l’importance qu’ont pour la propagande quelques-uns de ces faits, surtout si en même temps, en dehors des murs de la prison (sort qui ne peut manquer d’être celui de ces résistants) il y a une armée d’agitateurs bien organisés. » (Tucker.) C’est ce qu’on appelle la résistance passive. Mais les individualistes anarchistes sont partisans de la légitime défense et ils ne font pas de la résistance passive un dogme intangible. On ne saurait, pour eux, prescrire l’usage de la violence sans discernement, comme panacée ou comme remède, sans une absolue nécessité. Les plus pacifistes des individualistes anarchistes ont reconnu d’ailleurs que « si l’effusion de sang pouvait seule garantir la liberté d’agitation il fallait l’employer. » (Tucker.)

En résumé, pour les individualistes anarchistes, l’emploi de la violence révolutionnaire est affaire de tactique et non de doctrine. Ils sont d’avis que ce sont l’éducation et l’exemple qui mèneront plus efficacement l’humanité vers la libération que la violence révolutionnaire.

Il est courant d’attribuer aux individualistes anarchistes un soi-disant respect de la propriété individuelle. À la vérité, les individualistes anarchistes revendiquent la liberté de disposition du produit, obtenu par le travail personnel du producteur, produit qui peut être un morceau de fer comme un morceau de