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par le centre, de garder son indépendance, de prendre une part active à la vie de l’organisation tout entière, d’émettre sur toutes choses son opinion.

Quand il en est ainsi, l’Individu reste libre dans le groupe, le groupe reste indépendant dans la fédération et la fédération reste autonome dans l’Union nationale.

En raison même de sa plasticité et par suite du libre jeu de tous les éléments — individuels ou collectifs — qu’elle assemble, une telle organisation laisse à chacun de ces éléments la totalité des forces qui lui sont propres, tandis que par l’association de ces forces, elle atteint elle-même son maximum de vitalité.

Longtemps, très longtemps, trop longtemps, les anarchistes ont été — et quelques-uns le sont encore — absolument réfractaires à l’idée même d’organisation. Pourquoi ? — Parce que, dans leur esprit, organisation signifiait : centralisme, dictature de quelques camarades sur l’ensemble, main-mise par je ne sais quel Comité directeur sur tout le mouvement anarchiste, mort de l’initiative personnelle et de la liberté individuelle, obligation de penser en série, de vouloir sur commande et d’agir en troupeau.

De ce qu’il en est ainsi dans toutes les organisations à base autoritaire, ils concluaient qu’il ne peut pas en être autrement.

Ils sentaient bien l’utilité de se rapprocher, de s’unir, de se concerter, pour opposer aux incessantes attaques de leurs innombrables adversaires une résistance plus cohérente et pour passer, avec plus de vigueur et de méthode, de la défense à l’attaque ; ils avaient bien conscience d’être infériorisés par le morcellement de leurs forces ; ils comprenaient bien que la propagande souffrait du manque de cohésion et que l’absence d’organisation était une cause de faiblesse, parfois même d’impuissance ; ils sentaient et concevaient tout cela, mais il leur semblait que l’organisation et la liberté — que, à juste titre, ils placent au-dessus de tout — s’excluent péremptoirement, et que se résigner à l’une c’est renoncer à l’autre.

Petit à petit, les anarchistes sont parvenus à admettre qu’il peut exister une certaine organisation conciliable avec l’indépendance des organisés. Ils ont cherché cette organisation et ils l’ont découverte. Rares sont aujourd’hui les camarades qui persistent à penser, avec le personnage d’Ibsen, que, dans le formidable combat qui, mettant aux prises les forces du passé et celles de l’avenir, aboutira à la Révolution sociale, « l’homme seul est l’homme le plus fort ».

Face aux réalités et graduellement éclairés par l’expérience, les compagnons sont venus lentement à l’idée d’organisation. Ils ne la repoussent plus d’une façon absolue et, si j’ose dire, par principe ; et, s’il en est encore un certain nombre qui hésitent, c’est moins à l’idée même d’organisation qu’ils refusent leur adhésion qu’aux formes de celle-ci, qui restent en discussion.

Ces formes s’élaborent lentement ; à l’expérience, elles se perfectionnent. L’essentiel, c’est qu’elles laissent à « l’Organisé », toute la somme d’indépendance compatible avec la raison d’être et les nécessités de l’organisation elle-mêmes et qu’elles se concilient avec le besoin de stimuler l’initiative individuelle au sein des groupes locaux, celle des groupes locaux au sein de la fédération régionale et celle des fédérations régionales au sein des Unions nationales.

Ce sont ces accords libres, circonstanciels et harmonieux qui impulseront constamment l’activité de l’ensemble et en porteront l’intensité jusqu’au maximum de leur effet utile.

En résumé, le propre d’une telle organisation est de se différencier aussi totalement que possible de toutes

les organisations autoritaires. Dans celles-ci, le Comité directeur, centralisant les pouvoirs et les attributions, donne des ordres et les groupes n’ont plus qu’à les exécuter ; les chefs commandent : c’est le mandat que leur confère le principe d’Autorité, et les adhérents obéissent : c’est le seul rôle qui leur soit départi ; la discipline courbe toutes les volontés individuelles et « l’unité » n’a qu’à s’incliner.

Plus on prendra le contre-pied de ce qui précède et plus on se rapprochera de l’organisation anarchiste désirable. (Voir Organisation.)

c) Action. C’est toute la stratégie et tactique anarchistes que nous allons exposer ici.

La puissance de l’Action anarchiste s’affirmera, dans la pratique, en raison directe du niveau de l’Éducation et du degré de l’Organisation : plus l’éducation sera poussée, et plus l’action sera vraiment anarchiste et vigoureuse ; plus l’organisation sera développée, et féconde.

Il suffit d’énoncer cette proposition ; elle porte en soi sa démonstration.

Il faut distinguer deux sortes d’actions : l’action continue et l’action circonstancielle.

La première est celle qui se poursuit en tout temps, quelle que soit la situation générale : calme ou agitée, précise ou incertaine, claire ou confuse, normale ou exceptionnelle. Cette action doit être constamment marquée au coin de l’idée anarchiste ; elle doit porter, quelles que soient les circonstances, le sceau de l’Anarchisme intégral et spécifique. Elle ne doit jamais être abandonnée, quelque forme ou aspect que puisse prendre l’agitation du moment.

La seconde est celle que commandent et façonnent les circonstances. Cette action procède des grands courants qui, par intermittence et sous la poussée des événements, agitent les masses populaires. Pour être féconde en résultats et servir efficacement la propagande anarchiste, cette forme passagère de l’action doit être soudée à sa forme permanente. L’agitation que provoquent certains faits, l’indignation qu’ils déchaînent, les protestations qu’ils suscitent, tous ces mouvements doivent être exploités par les compagnons sans qu’ils perdent de vue un seul instant la portée doctrinale qu’ils peuvent en dégager, l’orientation anarchiste qu’ils ont le devoir de donner à cette agitation et la conclusion antiautoritaire qu’ils ne doivent jamais omettre d’expliquer.

Même dans le cas où les événements prennent un caractère spécial — c’est dans ce cas que l’action que j’appelle circonstancielle intervient — l’action permanente (ou continue) ne doit pas céder le pas à l’action intermittente (ou circonstancielle). Il importe, au contraire, qu’elle pénètre et domine celle-ci. C’est l’action permanente qui, toujours, doit surnager, afin que l’action anarchiste conserve incessamment ses traits caractéristiques et fondamentaux.

Ce point me paraît important. C’est pourquoi je veux projeter sur lui la clarté de quelques exemples.

Premier exemple. — Je suppose l’atmosphère internationale chargée d’électricité belliciste. Les journaux forcent la note patriotique ; tout le monde pressent que le moindre incident de frontière ou la plus bénigne complication diplomatique peut provoquer un « casus belli ».

Quelles sont, en ce cas, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Elles consistent à tout faire pour éloigner et contrecarrer ces menaces de conflit armé : soulever l’opinion, grouper les forces anti-guerrières, dénoncer les manœuvres gouvernementales, combattre les excitations chauvines de la presse, organiser des manifestations populaires de grand style, préparer les travail-