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nière soit définitivement brisée et tous les vestiges de la longue période capitaliste complètement disparus. Alors, les classes disparaîtront aussi et, avec elles, l’État. C’est donc à l’aide de l’ « État prolétarien » que les prolétaires pourront achever l’œuvre de leur émancipation. L’État ne pourra disparaître que lorsque cette œuvre sera chose accomplie. Entre l’État bourgeois moderne et la Société nouvelle, il y aura un État prolétarien qui existera durant un laps de temps indéterminé, garantira la victoire complète de la classe ouvrière et ne disparaîtra qu’au bout d’une longue évolution, lorsque la transformation de la Société actuelle sera terminée. L’État est, par conséquent, une forme utilisable par la classe prolétarienne. Il sera l’instrument de la transformation définitive de la Société actuelle en une Société nouvelle.

Comme on le voit, cette théorie est étatiste en ce sens qu’elle préconise la lutte non pas contre l’État en général (comme tel, comme principe), mais seulement contre l’État tel qu’il est aujourd’hui, et qu’elle veut remplacer par un autre ; en ce sens encore qu’elle compte sur l’État (« prolétarien ») comme moyen de transformation sociale ; en ce sens, enfin, qu’elle établit une longue période étatiste après la révolution définitive, période pendant laquelle l’État, d’abord excessivement puissant, devra ensuite s’effacer petit à petit de soi-même, par la voie d’une évolution lente et progressive.

La théorie peut être estimée antiétatiste en ce sens seulement qu’elle entrevoit la disparition finale de l’État, disparition toutefois très lointaine, qui aura lieu non pas au même moment que celle du régime capitaliste, mais beaucoup plus tard, et qui s’effectuera on ne sait pas comment.

Tel est l’antiétatisme marxiste et socialiste en général : platonique et vague.

Ajoutons que quant à la question des moyens de lutte contre l’État actuel, cette théorie se divise en deux courants ennemis irréconciliables : l’un estimant que la lutte doit être menée de façon évolutionniste, graduelle, légale, qu’elle doit se poursuivre dans les cadres de l’État lui-même en vue de sa conquête progressive parlementaire, administrative, etc. ; l’autre préconisant l’action violente, la révolution comme moyen de la conquête du pouvoir dans l’État actuel en vue de sa transformation ultérieure. Ce sont précisément les adeptes de cette dernière conception qui réussirent à s’emparer du pouvoir pendant la grande révolution russe de 1917 et qui prétendent exercer actuellement la « dictature du prolétariat » dans l’État russe « prolétarien », en vue de préparer le triomphe définitif de la révolution sociale dans le monde entier.



Tout autre est l’antiétatisme intégral et actif de la conception anarchiste dont il est l’un des éléments organiques, fondamentaux, concrets. (Voir : Anarchie, Anarchisme, Anarchiste.)

D’abord, la question des origines de l’État. La grande majorité des anarchistes sont d’avis que tout en étant, bien entendu, la conséquence de certaines causes historiques, l’avènement de l’État fut, dès le début, un mal, une déviation funeste, et que l’évolution de la collectivité humaine aurait pu, en d’autres conditions, s’engager sur une autre voie, droite et normale. (Malheureusement, tout ce problème reste encore scientifiquement trop obscur et ne peut être résolu d’une façon définitive par aucune conception). Donc, la plupart des anarchistes considèrent l’État comme une institution absolument négative, n’ayant joué ni ne pouvant en aucun cas jouer un rôle progressif quelconque. Le « rôle historique » de l’État ne consiste, d’après les anarchistes, qu’à avoir défiguré le développement nor-

mal de la Société humaine et amené l’humanité à cet État lamentable où elle se trouve aujourd’hui et d’où elle a tant de peine à sortir.

L’État n’est pas une forme d’organisation sociale utilisable par les travailleurs. Donc il doit être abattu du même coup que le capitalisme dont il est le soutien et l’expression sociale par excellence.

Ainsi, tout en considérant l’État, d’accord avec tous les socialistes en général, comme un instrument de domination, d’oppression de classe, les anarchistes interprètent ce fait d’une façon distincte et en tirent une toute autre conclusion.

Leur point de vue est développé et précisé surtout dans les œuvres de Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), Michel Bakounine (1814-1876), Pierre Kropotkine (1842-1921), Max Stirner (1816-1856), Léon Tolstoï (1828-1910). La littérature anarchiste courante continue de s’occuper de ce problème.

Particulièrement intéressante, édifiante est la discussion qui a eu lieu en Russie en 1917-1919 (depuis lors toute discussion y est impossible) et qui a lieu actuellement dans tous les pays entre les « communistes » et les anarchistes au sujet de l’État. Le livre de Lénine : « L’État et la Révolution » est en partie un écho de cette discussion.

À la thèse habituelle des anarchistes : « L’État est toujours l’instrument d’oppression des uns par les autres et ne peut jamais être autre chose », les communistes répliquent : « Bien entendu, l’État, c’est l’oppression, la domination. Mais l’oppression de qui ? La domination sur qui ? C’est là toute la question. Dans l’État bourgeois, c’est la bourgeoisie qui domine et qui opprime le prolétariat ; au contraire, dans l’État prolétarien, c’est le prolétariat qui domine et qui opprime la bourgeoisie, et c’est pourquoi cet État de choses est justement appelé : « dictature du prolétariat ». Elle est nécessaire, cette dictature, pour toute la période indéterminée où la bourgeoisie, internationale surtout, n’étant pas encore complètement écrasée, représente une force contre-révolutionnaire redoutable. Ne saisissant pas le sens effectif de cette oppression et prenant parti contre elle, les anarchistes, eux aussi, deviennent objectivement des contre-révolutionnaires ».

Il n’est pas difficile de démontrer l’erreur capitale de la thèse bolcheviste.

Les hommes tombent, hélas ! à chaque instant victimes des mots vides de tout sens réel. On a pris l’habitude néfaste, non seulement de parler, mais même de penser avec des paroles, au lieu de raisonner avec des notions, avec des faits. Or, la vie est bâtie non pas avec des mots, mais avec justement des faits réels. Et, quant aux mots, ils n’ont de valeur qu’en tant qu’ils expriment des faits, des notions précises. La parole n’est qu’un symbole : un moyen humain de désigner les faits, les notions. Ce n’est donc qu’en opérant avec des faits réels, avec des notions précises, exprimées par des mots rigoureusement exacts, que nous pouvons raisonner de façon juste, sûre, utile.

D’autre part, les hommes ont pris aussi la mauvaise habitude d’opérer avec des notions abstraites là où il s’agit de problèmes concrets et où, par conséquent, un raisonnement abstrait ne pourrait que nous induire en erreur.

Dans les questions concrètes, il faut substituer à de simples paroles ou à des notions abstraites, des notions concrètes et précises correspondantes aux faits réels. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons arriver à une solution exacte.

Qu’est-ce que l’oppression, la domination ? Il est facile de voir, à la première réflexion sérieuse, que ce ne sont là que des termes vides de sens concret ou, dans le meil-