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savants, des groupes et partis politiques ou autres, mais pratiquement, par les vastes masses travailleuses en pleine action révolutionnaire. C’est la vraie révolution sociale elle-même qui engendrera et créera ces formes. Ce seront les nécessités immédiates et concrètes qui les feront trouver. Ce ne sont pas les anarchistes, mais les millions d’individus, les masses organisées qui, au cours de la révolution définitive, trouveront la véritable solution du problème. Les anarchistes, eux, devront alors, tout en cherchant ensemble avec les masses, non pas leur dicter des solutions trouvées par eux, mais seulement les aider dans leurs recherches et leur action. — On ne pourrait, à l’avance, qu’établir quelques principes généraux de l’organisation nouvelle. C’est ce que les anarchistes sont en train de faire. Et là encore, ils sont tous d’accord sur un point fondamental : les formes de cette organisation, dans toutes les ramifications (problèmes économiques de la production, de la répartition et ainsi de suite, défense de la révolution, vie culturelle, etc., etc.), auront une base, non pas politique, étatiste et autoritaire, mais directement économique, technique et sociale, base fédérative, base saine et naturelle de travail, de création indépendante, de libre entente, d’action et de coordination directes et spontanées de tous les éléments travailleurs des villes et des campagnes en état de révolution.

La différence entre les socialistes étatistes et les socialistes antiétatistes (anarchistes), se résume donc comme suit :

1o Les premiers, expliquant à leur façon les origines de l’État, considèrent ce dernier comme ayant joué dans l’Histoire un certain rôle positif, progressif, organisateur. Les seconds, commentant autrement les origines mêmes de l’État, le considèrent comme un mal dès le début, un phénomène négatif, régressif, désorganisateur.

2o Les premiers, considérant l’État comme pouvant être, actuellement encore, une force progressive, cherchent à s’en emparer — de façon lente (les « social-démocrates ») ou brusque et violente (les « communistes ») — pour le transformer, ensuite, en un « État prolétarien » (d’où la « dictature du prolétariat ») et l’utiliser ci au « profit de la classe ouvrière » ; ils ne se demandent même pas si le moyen correspond au but, s’il ne convient pas de rejeter cette forme comme inadéquate et d’en chercher une autre. Les seconds, considérant l’État comme un instrument d’exploitation ne pouvant jamais être autre chose, le rejettent résolument et entièrement comme un obstacle constant au progrès, comme une forme impraticable dans la lutte émancipatrice ; ils estiment utopique et absurde l’idée d’un « État prolétarien », et, partant, celle d’une « dictature du prolétariat » sous forme d’un État ; ils cherchent une autre forme d’organisation praticable par la classe ouvrière en révolution.

3o Les premiers prétendent qu’il ne faudra pas démolir l’État qui s’éclipsera plus tard de lui-même, de façon naturelle, après avoir rempli son rôle historique. Les seconds affirment la nécessité de combattre activement l’État comme institution, en même temps que le capitalisme, de le démolir complètement, de l’abattre du même coup que ce dernier, au moment même de la révolution sociale dont l’une des tâches immédiates sera justement celle de remplacer l’État par une autre forme de communauté humaine.



Quant à la question des moyens de lutte contre l’État (et le capitalisme), l’antiétatisme anarchiste se divise en deux courants principaux : l’un, celui de Bakounine, de Kropotkine et de la grande majorité des anarchistes, préconise la démolition active et violente : la révolution proprement dite ; l’autre, renonçant à la violence,

prêche la « résistance passive » : refus de payer les impôts, de faire le service militaire et ainsi de suite. Ce deuxième point de vue est développé surtout par Léon Tolstoï d’où son nom : « Tolstoïsme ». — C’est le problème de la violence comme moyen (la lutte sociale, qui gît au fond de la controverse. (Voir : Anarchie, État, et surtout Violence). Et c’est l’antiétatisme violent, révolutionnaire, qui est caractéristique pour l’anarchisme militant, actif.

De tout ce qui précède il résulte que l’antiétatisme anarchiste, tout en étant solidement établi et nettement formulé, comme principe, dans les œuvres des théoriciens libertaires, laisse encore à désirer comme précision et, surtout, comme conception concrète. Il gagnera rapidement en vigueur persuasive et, partant, en adeptes, s’il est approfondi et précisé davantage ; c’est un travail qui se poursuit.

Pour cela, il faut, entre autres choses, que les anarchistes sachent mettre à profit les faits qui les soutiennent.

Un événement historique récent, d’une importance immense, devient actuellement et deviendra de plus en plus un facteur décisif dans le choix entre l’idée révolutionnaire étatiste et antiétatiste. Nous parlons de la grande révolution russe de 1917 où, pour la première fois dans l’Histoire, le socialisme révolutionnaire de tendance étatiste remporta la victoire complète et arriva au pouvoir dans un État entier. Cette victoire de l’idée communiste-étatiste et ses conséquences, d’une part ; d’autre part, le succès relatif dont jouit encore, parmi les masses travailleuses de tous les pays, cette malheureuse conception (profondément anti-révolutionnaire car elle condamne la révolution à la stérilité et la conduit à un fiasco complet), obligent les anarchistes à redoubler d’activité dans le développement et la propagande de l’idée antiétatiste.

Certes, la tâche n’est pas facile. L’humanité est à un tel point habituée à se mouvoir dans l’État comme forme « normale » et unique de l’organisation sociale qu’elle ne se représente guère d’autres possibilités. Cependant, cette inertie devra être brisée. Car la révolution sociale qui est appelée à rénover toute la vie humaine, devra commencer par rénover justement le mode de l’existence sociale, sans quoi elle n’aboutira à rien. La stérilité organique de la révolution russe étatiste, pourtant victorieuse, finira pas éclairer les masses travailleuses du monde entier et leur servira bientôt d’illustration, de preuve éclatante de la fausseté de l’idée étatiste. Alors, le fait que les « communistes » ne peuvent pas, eux non plus, se détacher de la forme sociale périmée, intimement bourgeoise, forte uniquement par la tradition, l’habitude et l’inertie, deviendra la dernière preuve de leur conservatisme, de leur esprit profondément bourgeois et anti-révolutionnaire. Cette formidable expérience historique confirmera demain, et tous les jours davantage, la saisissante exactitude de la conception antiétatiste, anarchiste.

La victoire du bolchevisme n’est, dans la perspective des événements, qu’une étape historique franchie dont le sens n’est autre que l’écroulement « matériel », palpable et évident pour les masses, de l’idée étatiste.

L’avenir déjà proche est indubitablement à l’idée antiétatiste. Le moment approche où les masses seront prêtes à concevoir, à saisir cette idée, à comprendre qu’elle est la seule qui leur permettra de remporter le véritable succès dans la révolution sociale.

C’est pour ce motif que les anarchistes, pionniers de cette idée, doivent dès maintenant faire face à la situation qui vient. Leur devoir historique du moment est de faire tout ce qui est dans leur pouvoir pour aider les masses travailleuses à se pénétrer de l’idée antiétatiste le plus facilement, le plus rapidement possible, en tout