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qu’elle paraisse, est aussi vraie de l’atelier que d’une machine. Les économistes en conviennent, mais ils répètent ici leur éternelle oraison : qu’après un laps de temps, la demande du produit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, le travail finira par être, à son tour, plus demandé qu’auparavant. Sans doute, avec le temps, l’équilibre se rétablira ; mais, encore une fois, il ne sera pas rétabli sur ce point que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l’esprit d’invention, non plus que le travail, ne s’arrête jamais. Or quelle théorie pourrait justifier ces perpétuelles hécatombes ? « On pourra, écrivait en substance Sismondi, réduire le nombre des hommes de peine au quart ou au cinquième de ce qu’il est à présent ; on pourra même les retrancher absolument et se passer enfin du genre humain ». Et c’est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre le travail de chaque machine en rapport avec les besoins de la consommation, c’est-à-dire pour ramener la proportion des valeurs continuellement détruites, il ne fallait pas sans cesse créer de nouvelles machines, ouvrir de nouveaux débouchés, par conséquent multiplier les services et déplacer d’autres bras. En sorte que, d’un côté, l’industrie et la richesse, de l’autre la population et la misère s’avancent, pour ainsi dire, à la file, et toujours l’une tirant l’autre… »

Sans préjuger, encore une fois, du rôle futur de la machine (bienfaits croissants ou course sans fin) retenons pour l’instant, avec Proudhon, que « dans l’état actuel de la civilisation » et sous l’économie que nous subissons, « les machines sont des engins de misère et de servitude » et que « leur introduction a été funeste aux travailleurs ». Et que, s’ils ne sont pas fondés à les haïr en droit, ils ne peuvent accepter qu’elles engendrent une prospérité unilatérale – au reste précaire – et les malheurs présents qu’elles leur apportent justifient leur colère. Tant que les fruits de la machine ne seront pas versés dans le bien commun et n’alimenteront pas l’aisance générale, tant que le gain de temps et le soulagement direct de l’organisme suppléant, qui se répercutent aujourd’hui en chômage et en privations pires que les maux épargnés, n’auront pas leur corollaire logique de santé préservée, de loisir élargi et de bien être accru, il ne pourra être question d’une machine prodigue et adoucisseuse. Et le machinisme ne sera, pour qui ne mange qu’autant qu’on appelle ses services et qu’on monnaie l’usure de ses bras, qu’un rival sans entrailles et un affameur grandissant.

(Voir les articles suivants sur machine et machinisme et aussi production, progrès, travail, besoin, etc.).



En mécanique (voir ce mot), on appelle machine simple (ou élémentaire) « l’appareil au moyen duquel l’effet se transmet directement de la force à la résistance » comme dans le levier, le coin, la poulie, le treuil, les cordes, la vis, le plan incliné ; et machine composée l’appareil formé d’organes combinés qui se transmettent la force de proche eu proche ». Les machines ont des dénominations appropriées à leur principe moteur, ou à leur technique, ou à leur fonction. On dit machine à vapeur (à haute et basse pression, à simple et double effet, etc.), machine hydraulique, pneumatique, électrique, architectonique, machine à compression, machine arithmétique, machine à calculer, à diviser, machine parallactique (astronomie), etc…

Au théâtre, on appelle machine l’appareil servant à mouvoir les décors, à les substituer les uns aux autres ; machines de théâtre désignent aussi « les moyens mécaniques employés pour entretenir l’illusion de la vue dans les changements de décorations, le vol des acteurs qui s’élèvent dans les airs, la descente de nuages sur le

plancher de la scène, l’animation d’animaux en carton, de reptiles en étoffe, au moyen de poids et de contre poids, etc. ». D’où le nom de machinistes donné au personnel affecté à cette manœuvre. Des pièces à machines : celles qui usent de ficelles scéniques exagérées, d’effets dramatiques grossiers et qui visent davantage à l’impression visuelle. Parlant du champ propre à l’art théâtral et de ses ressorts limités, Piron disait : « Notre machine tragique ne tourne guère que sur ces trois grands pivots ; l’amour, la vengeance et l’ambition. »

En littérature, les xviie et xviiie siècle usaient volontiers de cette métaphore poétique : la machine ronde, la machine de l’univers : « On ne va qu’à tâtons sur la machine ronde. » (Voltaire). « En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? » s’exclame le bûcheron de La Fontaine implorant la mort. « Sénèque, écrit Diderot, se charge de la cause des dieux ; il ouvre leur apologie par un tableau majestueux de la grande machine de l’univers. »

Le mot machine s’emploie, par analogie, pour désigner l’assemblage des organes qui constituent notre corps et celui des animaux. « La machine de notre corps est composée de mille ressorts cachés… » dira Nicole. Et même (Jean Macé) : « Le cœur est la machine qui fait circuler le sang ». Bossuet, agitant, au bénéfice de l’âme, l’orgueilleux désir d’immortalité qui tourmente les humains, s’écriait : « Ne verrons-nous dans notre mort qu’une vapeur qui s’exhale, que des esprits qui s’épuisent, qu’une machine qui se dissout et qui se met en pièces ? »

L’appellation s’étend aussi à ce qui concourt à un but d’ensemble : la machine de l’État par exemple (le char de l’État est une licence du même ordre). On dira que, « pour le paysan, le gouvernement n’est qu’une machine administrative » (Stern). Déjà La Bruyère observait qu’ « il y a des maux qui affligent, ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à la conservation de la machine de l’État et du gouvernement ».

On donne également ce nom à tout objet considérable exécuté par la main de l’homme (tour Eiffel, Obélisque, etc.), architectures monumentales (Saint-Pierre de Rome, etc.) vastes œuvres d’art (la Cène de Véronèse, etc., etc.)

Au figuré, machine a aussi le sens de machination que nous avons vu défini plus haut : « Je soupçonne, dessous, encor quelque machine » dira la gent trotte-menu dans une fable du Bonhomme. George Sand appelait le mysticisme « une grande machine à mutilation morale. » L’être impersonnel et sans volonté, le sot, le faible, l’ignorant qu’autrui ou les événements dirigent à leur fantaisie, que pétrissent les mœurs ambiantes et les préjugés, est aussi pitoyable machine. « L’homme ignorant, dira Lamennais, est une machine entre les mains de ceux qui l’emploient pour leur intérêt personnel » ou pour servir leurs ambitions. Et Voltaire : « Les hommes sont comme des machines que la coutume pousse comme le vent fait tourner les ailes d’un moulin. » Les masses travailleuses ne sont, pour l’homme politique, que de machines à voter. Elles sont aussi des machines pour ceux qui n’estiment en elles que le produit matériel du travail et le profit qu’il leur assure, et demeurent indifférents devant leur qualité humaine. Tels, dans le passé, furent les peuples, et tels, nous le redoutons, ils seront encore demain : « Dans tous les âges, les hommes ont été des machines qu’on a fait s’égorger avec des mots. » (Chateaubriand). Et aussi le pauvre, le besogneux, la foule déshéritée :

Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres échines ?
Où vont les flots de nos sueurs ?
Nous ne sommes que des machines…