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autrement : « Ce ne serait pas la peine d’avoir fait deux ou trois ans d’apprentissage, lui entend-on dire, si je ne gagnais pas plus ». En réalité, le manœuvre fait un travail aussi indispensable que l’ouvrier qualifié et sa besogne est presque toujours plus dure, plus fatigante et plus ennuyeuse. Que chacun fasse le travail qui lui revient, c’est entendu, mais puisque tous deux ont les mêmes besoins, qu’ils soient placés devant les mêmes conditions d’existence.

Le syndicalisme a bien cherché quelque peu à rapprocher ces travailleurs, en les réunissant dans les mêmes organisations, et en leur apprenant à présenter des revendications communes, mais il est loin d’avoir complètement réussi et le même état d’esprit subsiste encore, ou à peu près, parmi ces ouvriers. Ne voit-on pas souvent, dans un même syndicat, manœuvres et ouvriers qualifiés, organisés ensemble, réclamer des salaires de 5 fr. de l’heure pour l’ouvrier qualifié, par exemple, et de 3 fr. 50 ou 4 fr. seulement pour le manœuvre ? N’est-ce pas un non-sens et une méconnaissance du syndicalisme ? Que le patronat établisse une échelle de salaires entre ses ouvriers, s’est son intérêt : cela lui permet de débourser moins en définitive et cette inégalité entretient toujours la division parmi son personnel.

Que les ouvriers n’arrivent pas toujours à l’en empêcher, cela se comprend, mais qu’ils réclament eux-mêmes le maintien de salaires différents, voilà qui est inadmissible.

Dans la grande industrie d’aujourd’hui, qui fait de plus en plus redescendre, à l’état de manœuvre, l’ouvrier qualifié, l’importance du manœuvre s’amplifie avec la transformation apportée dans beaucoup d’usines par le développement du machinisme et la rationalisation. De cette modification de son rôle, le manœuvre ne tire aucun avantage, mais l’ouvrier de métier est ainsi de plus en plus remplacé par le « manœuvre spécialisé », à moins qu’il ne devienne lui-même ce « manœuvre ». Ce sort nouveau, qui le touche au vif de ses intérêts immédiats, lui fera-t-il mieux comprendre l’injustice des catégories de salariés et se sentira-t-il davantage le frère du manœuvre ?

Le travail de chaque ouvrier, devenant de plus en plus limité à un seul genre d’exercice, ne comportant que quelques mouvements, toujours les mêmes, il arrive qu’en quelques jours seulement, quelques heures même, n’importe qui peut acquérir l’habileté suffisante pour exécuter ce qu’il aura à faire toute l’année et, parfois toute sa vie (voir machinisme). D’ailleurs si, au début, il lui manque la dextérité nécessaire, la machine, qui l’oblige à régler ses mouvements sur les siens, se chargera de la lui donner par force ; il devra la suivre, s’il veut conserver sa place.

Au lieu donc de disparaître, les manœuvres tendent toujours à devenir plus nombreux dans la grande industrie qui ne conservera qu’un chiffre infime d’ouvriers qualifiés et demandera surtout des serviteurs interchangeables de la machine. Les ouvriers ainsi ramenés au même niveau sauront-ils en profiter pour mieux se comprendre et mieux se défendre ? L’accroissement du chômage qui résulte de ces nouvelles méthodes de travail et qui est accepté mondialement sans sursaut sérieux ne permet guère d’augurer d’aussi heureux résultats. ‒ E. Cotte.


MANUEL. adj. (Est la traduction du latin manualis qui vient de manus, main). Il s’applique à ce qui se fait avec les mains, au travail physique qui produit des choses matérielles et qui est généralement accompli avec les mains. Le travail manuel se distingue ainsi du travail intellectuel, ou travail de la pensée.

Ces deux formes de l’activité sont-elles, vis-à-vis l’une de l’autre, dans un état d’interdépendance

ou sont-elles, au contraire, nettement séparées, au point même que leurs rapports sont hostiles ? Il n’est pas superflu de poser une telle question lorsqu’on considère l’usage que la phraséologie de notre époque a fait du mot manuel par opposition à intellectuel, en les employant tous deux comme substantifs. On s’est mis à dire : un manuel, pour « un travailleur manuel », un intellectuel (voir ce mot), pour « un travailleur intellectuel » et, ne se bornant pas à cette distinction entre les travailleurs, on est arrivé à les opposer les uns aux autres au point d’en faire deux classes ennemies !

Il convient d’observer que la période aiguë de cet état d’antagonisme s’est produite surtout avant 1914, lorsque le syndicalisme ouvrier présentait une certaine unité et constituait une force avec laquelle il semblait qu’on devait compter. Pour les uns, alors que le manuel était l’homme en qui s’incarnait le travail utile, bienfaisant, producteur de la richesse et du bonheur universelle, qui possédait toutes les qualités populaires et représentait toutes les vertus sociales ; l’intellectuel était le prototype du parasite, le frelon de la ruche, la mouche du coche, le lys qui ne travaille pas ou dont l’activité est inutile sinon malfaisante, et aussi le corrupteur, le traître, le complice de l’organisation bourgeoise et capitaliste qui asservit les prolétaires. Pour les autres, au contraire, le manuel, l’homme aux mains calleuses et au front baissé vers la terre demeurait la « canaille » de jadis, le croquant, le goujat grossier, brutal, illettré, sans éducation, « l’espèce inférieure » uniquement bonne à fournir de la main-d’œuvre en attendant que, le machinisme le remplaçant complètement, les mâles ne fussent plus utlisables qu’à la caserne et les femelles réservées à la reproduction et au lupanar ; l’intellectuel l’homme aux mains blanches et au front levé vers les étoiles était le dieu par qui se répandait toute science et toute sagesse, « l’élite » précieuse dont la pensée et la volonté éclairaient et dirigeaient le monde. Manuel était synonyme d’exploité, de prolétaire. Intellectuel était synonyme d’exploiteur, de bourgeois. Un ouvrier que des combinaisons d’affaires et de politique aurait fait patron, millionnaire, député, demeurerait un « prolétaire » aux yeux de ses anciens compagnons de misère. Un artiste, un écrivain, un médecin, un avocat, voire un de ces miteux « grapignans » de basoche qui sont au plus bas de l’échelle des « professions libérales », resterait marqué « bourgeois » jusqu’à la fin de ses jours, catalogué fainéant et jouisseur, même s’il mourrait de misère physiologique dans un chauffoir municipal. Si déplumé qu’il serait et si révolutionnaire qu’il se manifesterait, « l’intellectuel » n’appartiendrait pas moins à la classe bourgeoise, ennemie des « prolétaires ». Par contre, le « manuel », arrivé à la table des ministres, serait toujours un prolétaire ; en buvant leur cognac et en fumant leurs cigares, il vengerait les « camarades », les « frères de misère » qui continueraient à peiner dans l’enfer capitaliste. Des « résidus de bourgeoisie », disait dédaigneusement M. Clemenceau, quoique bourgeois lui-même, des fonctionnaires qui lui rappelaient qu’ils étaient des prolétaires.

Voilà à quelles aberrations la phraséologie d’avant-guerre avait abouti. Aujourd’hui que la classe ouvrière mutilée, divisée et devenue impuissante, a fait la dure expérience qu’il n’était pas nécessaire d’aller chercher parmi les « intellectuels » des « traîtres » qui la livreraient à ses ennemis, et que ceux de chez elle y suffiraient amplement, on paraît marcher vers une plus saine et plus exacte appréciation des choses. Nous verrons mieux, au mot ouvriérisme, ce qu’ont été la formation, le développement et les conséquences de la division des travailleurs en manuels et intellectuels opposés les uns aux autres.