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économique ; une explication des phénomènes sociaux ; une méthode d’action ? L’œuvre de Marx comprend tout cela, mais le marxisme a rétréci la doctrine au lieu de la parfaire ou de la réviser. Et, si nous compulsons les livres du Maître, nous sommes déroutés non seulement par leur obscurité, par leur lourdeur, mais encore par les lacunes et même les contradictions que nous y relevons. Il arrive parfois que sa correspondance, sur la fin, corrige ce que ses vues primitives avaient de trop absolu. Aussi, quiconque critique Marx sur un point est exposé à voir un de ses disciples, s’appuyant sur des textes longuement médités, tel un docteur du moyen âge féru d’Aristote, prétendre le convaincre d’ignorance ou d’erreur d’interprétation. Passant outre, nous nous bornerons à considérer dans la doctrine les seuls points que la généralité des socialistes en a retenus.

Le fondement de la doctrine est la conception matérialiste de l’histoire. Le développement des sociétés ne s’effectue pas sous l’influence des idées, ou mieux d’un idéal, mais il dépend des modifications survenues dans les conditions économiques, dans les moyens techniques dont l’homme dispose pour exploiter son domaine terrestre. Le stimulus de l’idée ne peut agir qu’autant que l’évolution préalable de l’appareil de la production en a provoqué l’éclosion. L’idée est un effet, non une cause ; elle n’est qu’un accessoire des forces matérielles génératrices des transformations sociales.

Pour comprendre la genèse de cette doctrine, il faut se reporter à l’époque où elle a été professée. Au milieu du siècle dernier, régnait encore sans conteste, dans les sciences naturelles, la croyance créationniste. Le monde était la mise en œuvre d’une volonté transcendante qui s’était manifestée par la création d’espèces sériées, que l’on pouvait certes rattacher à un certain nombre d’archétypes préconçus, mais qui étaient libres de tous liens génétiques. Si Lamarck avait cependant admis l’existence de ces liens, s’il attachait quelque importance aux modifications du milieu, c’est dans une idée immanente à l’être, née du besoin ressenti, qu’il voyait la source des transformations. « Or, ayant remarqué que les mouvements des animaux ne sont jamais communiqués, mais qu’ils sont toujours excités, je reconnus que la nature obligée d’abord d’emprunter des milieux environnants la puissance excitatrice des mouvements vitaux et des actions des animaux imparfaits, sut, en composant de plus en plus l’organisation animale, transporter cette puissance dans l’intérieur même de ces êtres et qu’à la fin elle parvint à mettre cette même puissance à la disposition de l’individu. » Transcendante ou immanente, venue d’en haut ou issue des profondeurs de l’être, la cause d’une variation était toujours une volonté.

Dans le domaine social, nous voyons les réformateurs, tout comme les législateurs antiques, messagers de la divinité, croire à la possibilité de substituer à des institutions imparfaites des conceptions de leur cerveau, de créer artificiellement un ordre nouveau, utilisant certes des matériaux tirés du chaos actuel, mais en disposant les éléments suivant un plan préétabli. Babeuf, Fourier, Saint Simon et ses disciples (avant de se lancer dans l’industrie), Auguste Comte lui-même, à la fin de sa carrière, élaborent des constitutions destinées à se substituer purement et simplement à celles qui régissent les peuples. Une idée, une volonté, voilà qui suffit à changer la face du monde. Proudhon seul, mais vers la même époque que Marx, a une idée moins simpliste de la réforme sociale.

Vers les années 50, Darwin élaborait son système biologique. Les diverses espèces ne sont pas issues de créations successives indépendantes, ce sont des lignées qui se sont transformées. Les êtres, spécifiquement semblables à un moment, sont variables dans des limi-

tes fort étroites sans doute, mais les variations sont susceptibles de s’additionner. Parmi des changements survenus fortuitement, la nature fait le tri, elle retient et accumule ceux qui sont avantageux dans la lutte pour l’existence et élimine les autres. Au fond, c’est la contexture du milieu qui précise et confirme l’effet du hasard, qui détermine la sélection. Les spécimens légèrement différents d’un même type entrent en compétition les uns avec les autres et en lutte avec les forces cosmiques, ceux qui l’emportent et survivent sont les mieux adaptés au milieu naturel et social. Hasard et milieu sont les facteurs du transformisme darwinien ; la volonté de l’individu n’a d’autres armes que celles empruntées à sa chance ; l’effort propre, les tendances internes n’ont plus le rôle que leur attribuait Lamarck.

C’est sous l’influence de ce mouvement d’idées que Marx élaborait sa doctrine du matérialisme historique : « Cette idée, (la lutte de classes) dans mon opinion, fera faire à la science de l’histoire le progrès que la théorie darwinienne a fait faire à l’histoire naturelle. Nous avions peu à peu approché de cette idée tous deux, plusieurs année déjà avant 1845. » (F. Engels, 1883.) Les inventions techniques, les découvertes scientifiques ont le même effet que les variations fortuites. Elles introduisent des dissemblances entre les individus, fournissent des armes nouvelles aux classes dont elles avivent les antagonismes, dont elles éveillent l’ambition. Renouvelant les conditions de la production, elles modifient l’équilibre du milieu social qui évoluera avec une accélération en rapport avec l’importance de l’innovation. Individus et classes entreront en lutte, les plus forts les mieux adaptés au nouvel état de choses élimineront les retardataires. La société ancienne porte dans ses flancs la société nouvelle qui doit la supplanter. Il y a évolution, non création préméditée.

Darwin avait, plus tard, reconnu que les causes invoquées par Lamarck méritaient de prendre place à côté de la sélection, que l’influence indirecte du milieu, provoquant la sensation de nouveaux besoins, mettant en action des tendances innées tenues en quelque sorte en réserve, était une source de variations. De nos jours, du reste, on est de nouveau porté à accorder un rôle prépondérant à l’innéité. Marx convint aussi qu’il avait sous-estimé la puissance des aspirations humaines que reflète l’idéologie régnante.

En réalité, la personne humaine n’est pas un absolu, il n’est aucune de nos perceptions, aucune de nos actions qui ne porte une empreinte sociale ; la société, d’autre part, n’est pas une entité, elle ne vit, ne s’exprime que par l’intermédiaire des individus ; facteurs idéologiques, facteurs physiques et sociaux sont inséparables, leur action combinée se retrouve à l’origine de tous les ébranlements qui changent la face de l’humanité. C’est incontestablement la passion religieuse qui anime les croisés. Les besoins d’argent de la féodalité ont pu la seconder, mais le mysticisme était seul capable de lui imposer son orientation, de donner un but à l’esprit d’aventure. La Réforme, plus tard, eut son point de départ dans la réprobation qu’inspirait à des croyants sincères le spectacle d’une Église corrompue qui retournait au paganisme. L’avidité des princes, les appétits de la finance naissante ont simplement exploité une force spirituelle qu’il était d’ailleurs prudent de canaliser. La Révolution française, la généralisation de ses principes en Europe, sont bien dues à l’explosion des idées égalitaires exaltées au xviiie siècle. Seules elles pouvaient émouvoir et mobiliser des masses désintéressées, leur faire brûler les étapes et inaugurer un monde nouveau, alors que la haute bourgeoisie se serait contentée d’une lente infiltration dans les organes de l’ancien Régime.