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MAR
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Simple dérivation d’un courant d’idées scientifiques contemporain, le Matérialisme historique de Marx, s’il a eu l’heureux effet de faire renoncer aux constructions artificielles dont on se satisfaisait jusqu’alors, a eu, par contre, la désastreuse conséquence de mettre au premier plan les revendications égoïstes qui, si elles ne sont pas dominées par un idéal commun aboutissent trop souvent à opposer les unes aux autres les fractions d’une même classe. Et l’idéal ne doit pas être, comme celui des utopistes, le produit d’un unique cerveau ou d’un petit nombre ; il doit avoir ses racines dans les faits, les malaises ressentis, les possibilités envisagées et pénétrer plus ou moins profondément dans l’esprit de l’immense majorité des citoyens, pour les incliner à l’acceptation d’un nouvel ordre social.

L’innovation qui, au dire de Marx, va avoir pour effet la transformation de nos sociétés, c’est le développement pris depuis le xviiie siècle par le capitalisme. Pour comprendre l’importance du fait capitaliste, il faut d’abord se rendre compte de ce qu’est la valeur. « La valeur est le nœud gordien de l’économie politique ».

À l’économie politiqua bourgeoise Marx emprunte ses notions de valeur d’usage, reposant sur l’utilité et de valeur d’échange, base des transactions commerciales. Quelle est l’essence de cette valeur d’échange ? « Pour que deux marchandises, de nature et de proportions différentes arrivent à valoir autant l’une que l’autre, il faut que l’une et l’autre contiennent en quantité égale une substance commune commensurable. Hormis l’utilité, les marchandises n’ont qu’une seule autre propriété commune : elles sont toutes des produits du travail humain, leur création a nécessité une dépense dé force humaine. »

C’est à peu près ce qu’avaient déjà exposé Smith et Ricardo. Nous ne discuterons pas en ce moment cette théorie. En parlant de la machine, nous avons déjà dit que le travail humain n’entrait pas seul dans la constitution de la valeur ; le travail des forces naturelles y a sa part. Au surplus, c’est une erreur d’identifier, dans la société actuelle, valeur et travail. Valeur n’est qu’un mot dont le sens n’a jamais été défini. Elle reste dans l’ombre. Ce qui apparaît sur le marché, ce sont des prix, conditionnés par les besoins respectifs des échangeurs, la rareté, l’accaparement, la spéculation, et, dans une moindre proportion souvent, par le travail. Pour que les marchandises s’échangent en proportion du seul travail humain qu’elles contiennent, il faudra un effort de notre volonté, une révolution précisément.

Mais nous devons signaler ici la façon dont Marx esquive le problème de la mesure de la valeur. Il admet que les travaux sont plus ou moins pénibles, plus ou moins compliqués ‒ c’est confondre travail et peine, alors que la peine ne doit pas être associée à un travail réparti suivant les aptitudes, et physiologiquement dosé. Il faut les réduire les uns aux autres. « Quand nous parlons du travail humain au point de vue de la valeur, nous n’envisageons que le travail simple, c’est-à-dire que la dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans éducation spéciale, possède dans son organisme. Le travail simple moyen varie, il est vrai, suivant les pays et suivant les époques, mais il est toujours déterminé dans une société donnée.

Le travail supérieur n’est que du travail simple multiplié, il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de travail simple : « une journée, par exemple, de travail supérieur ou compliqué à deux journées de travail simple ». Notons, en passant que quelle que soit la nature du travail, un homme sans éducation spéciale prendra de la peine sans résultat. Un mathématicien n’arrivera pas mieux à tracer un sillon qu’un laboureur à résoudre un problème d’algèbre s’ils ne s’y sont pas préparés.

Nous voudrions que Marx, nous présentât l’unité de mesure, le travailleur ordinaire. Faudra-t-il, avec le mètre-étalon, l’enfermer dans un coffre-fort du Pavillon de Breteuil ? Et comment s’y prendra-t-on pour lui comparer les autres travailleurs ? Une théorie scientifique, même si elle ne nous donne pas encore une solution complète du problème, devrait nous indiquer la voie à suivre pour l’atteindre, sans se résigner à un empirisme grossier. Or, Marx nous renvoie, pour établir le coefficient d’augmentation ou de réduction par rapport à la moyenne, au marché libre, au marchandage du travail. « L’expérience montre que la réduction de tous les travaux à une quantité d’une seule et même espèce de travaux se fait tous les jours. » Évidemment, par l’inégalité des salaires. Ford, si copieusement rémunéré a, sans doute, une éducation très spéciale. Mesurer la valeur par le travail, puis apprécier le travail d’après le montant du salaire n’est-ce pas un cercle vicieux ? Si la monnaie sujette d’ailleurs à spéculation, est en dernière analyse l’étalon de valeur, ce n’est plus dans l’armoire du Bureau International des Poids et mesures qu’il faudra le chercher, mais dans le coffre des capitalistes. Pour sortir de l’impasse, il faut approfondir la notion de la valeur et élucider le rôle et les variations de la monnaie.

D’ailleurs, Marx se propose moins de mesurer la valeur que d’expliquer la formation du capital. Il remarque très justement que le travailleur, dans sa journée, produit plus qu’il n’est nécessaire pour sa subsistance. Il appelle plus-value cette différence. Le choix du mot est peu heureux, si la valeur est le travail, il n’y a pas possibilité de plus-value, mais excédent de production sur les besoins, qui permet de dépouiller le producteur sans attenter à sa vie. Ce n’est là d’ailleurs qu’une impropriété de terme, puisque le fond n’est pas contesté. Cette plus-value nous donne la clef de la formation du capital : le capitaliste, ne donnant à l’ouvrier, sous forme de salaire que ce qui est indispensable pour son entretien, bénéficie du reste. Avec ce reste il achète de nouvelles forces de travail de telle sorte que son capital s’accroît indéfiniment, ou du moins le capital de la classe bourgeoise, car les exploiteurs luttent entre eux et se dépouillent mutuellement. L’analyse comprend une grande part de vérité, mais non toute la vérité.

Vilfredo Pareto a parodié d’une façon originale les raisonnements de l’auteur du Capital. Nous mettons entre parenthèses, les mots que le critique a remplacés par d’autres. « La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du capital (Marx a écrit du travail). La quantité de valeur d’une marchandise resterait évidemment constante, si le temps nécessaire à sa production restait aussi constant. Mais ce dernier varie avec chaque modification de la force productive du capital (au lieu de travail) qui de son côté dépend de circonstances diverses, entre autres de l’habileté moyenne des travailleurs… des combinaisons sociales de la production… » Une couseuse loue une machine à coudre pour 30 centimes par jour. Le travail de trois heures de cette machine produit : 1° les 30 centimes du loyer de la machine ; 2° la somme de 70 centimes qui est strictement nécessaire à l’ouvrière pour vivre (dans un passé lointain !  !) Mais « l’ouvrière (l’homme aux écus) a payé la valeur journalière de la force de travail de la machine (de l’ouvrier) ; son usage pendant le jour, le travail d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien journalier de cette machine (cet ouvrier) ne coûte que trois heures de travail de la machine (de l’ouvrier) bien que la machine puisse travailler la journée entière, c’est une chance particulièrement heureuse pour l’ouvrière (l’acheteur). Elle (notre capitaliste) a prévu le cas et c’est ce qui la (le) fait rire. »