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a pour origine historique la conquête, l’usurpation ou la confiscation), soit de lois positives édictées par certaines classes de la société, à leur profit (lois successorales, lois fiscales, etc.). » Loin de constituer des exceptions, comme Gide semble le croire, rapines violentes ou confiscations légales sont les sources premières de toute richesse un peu considérable. Et la concurrence économique n’est pas de même ordre que la lutte pour la vie, dans le domaine biologique. La seconde assure le triomphe de l’individu le plus fort, le mieux adapté, la première favorise surtout celui qui triche et fraude. Elle « n’a nullement pour effet de rétribuer les fonctions et les travaux les plus utiles, tels que ceux de l’agriculture, qui tendent à être délaissés, alors que les plus improductifs, par exemple ceux des boutiquiers des villes ou des employés de bureau, sont disputés avec acharnement et ridiculement multipliés. » Elle néglige l’association qui constitue pourtant une force, et si grande qu’elle parvient d’ordinaire à vaincre l’individu isolé, même s’il est énergique et intelligent. Ne soyons pas surpris qu’une telle concurrence se détruise finalement elle-même en engendrant le monopole : comme elle ne réalise pas l’équilibre entre la production et la consommation, des crises fréquentes éclatent qui favorisent l’accaparement du profit total par quelques privilégiés.

Les vices du régime actuel étant incurables, de nombreux réformateurs ont proposé de le modifier. Dans un passage de sa République, Platon déclarait déjà que, dans une société idéale, tout serait commun entre les citoyens. Au xvie siècle, Thomas Morus demandait que chacun ne désire rien pour lui-même qu’il ne désire, en même temps, pour tous ses semblables ; et Campanella exposait le système communautaire dans la Cité du Soleil. Les Esseniens, les Vaudois, les anabaptistes et d’autres sectes religieuses ont prêché la communauté des biens. Rousseau, Mably, Morelly furent des présocialistes ; Babeuf est le premier des communistes modernes. Avec Saint-Simon, Fourier et leurs disciples, on arrive à ce que l’on appelle, d’une façon ironique mais injuste, le socialisme utopique ou, encore, le socialisme sentimental.

Si Karl Marx les a fait oublier, c’est qu’il prétendit rompre avec les abstractions métaphysiques pour constituer une science historique. Avant lui, Ricardo et Lassalle avaient formulé la loi d’airain ; avant lui, Proudhon, qui a malheureusement trop dispersé ses idées, avait donné la théorie de la plus-value et signalé l’antinomie qui existe actuellement entre le mode de production et le mode d’appropriation. Mais, parce qu’on le crut non un rêveur mais un savant, Karl Marx exerça une action immense. Néanmoins, constatation troublante pour celui qu’anime le véritable esprit scientifique, son système tout entier repose sur le matérialisme historique, hypothèse séduisante et qui possède une apparence de rigueur logique, mais indéfendable, car elle néglige des facteurs de premier ordre, dont l’importance fut maintes fois prédominante. Déjà, Blanqui estimait qu’entre l’histoire et l’économie politique il existe des rapports si étroits qu’on ne peut les étudier l’une sans l’autre. Pour Proudhon, les sociétés se meuvent sous l’action des lois économiques, et le progrès social se mesure au développement de l’industrie et à la perfection des instruments. Karl Marx va plus loin et déclare que l’ordre politique et social dépend entièrement de l’ordre industriel, que la condition juridique de l’individu se définit par la place qu’il occupe dans le trafic, que la conscience est un simple reflet provoqué par l’action préalable du milieu tant matériel que social. En conséquence, les luttes économiques, la lutte des classes, expliquent l’histoire, aussi haut que l’on remonte dans l’Antiquité. « Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour, déclare Marx, est l’histoire de la lutte des classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui, chaque fois, s’est activée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit. » Marx oublie que les croyances, les sentiments, les besoins moraux, d’autres facteurs encore d’ordre intellectuel ou individuel, sont de puissants moteurs de l’activité humaine.

L’auteur du Capital a beaucoup insisté, par ailleurs, sur le phénomène si curieux de la concentration capitaliste. Successivement, les petites, puis les moyennes entreprises doivent disparaître pour ne laisser place qu’à la grande industrie ; et, par une fatalité inéluctable, les classes moyennes iront rejoindre le prolétariat. Une infime minorité de possédants finira par détenir entre ses mains l’ensemble du capital et des instruments de production, tandis que les masses ouvrières, par une baisse progressive du salaire réel, subiront des conditions économiques de plus en plus dures. Mais cette réduction du nombre des possédants aboutira à la ruine du régime actuel, car les travailleurs, ayant acquis une conscience de classe, s’empareront, pour le compte de la collectivité, des richesses détenues par une poignée de potentats. Si Marx écrit, ce n’est point pour « abolir par des décrets les phases du développement naturel de la société moderne ; mais, pour abréger la période de la gestation et pour adoucir les maux de l’enfantement. » En indiquant le processus nécessaire qui, parti du travail infiniment morcelé et parcellaire, doit aboutir au travail de plus en plus collectif, finalement concentré entre les mains de l’État, il se borne à « lire l’avenir prochain dans le présent bien compris ». Ce n’est pas parce qu’il est conforme à la justice et répond aux meilleures aspirations humaines que le communisme se réalisera, c’est « parce qu’il est dans l’enchaînement des faits historiques qu’il se fasse ». Il serait inutile de vouloir s’opposer à son avènement, car l’homme subit l’histoire ; mais en la comprenant et en y acquiesçant, il la rend moins pénible et la hâte un peu.

Beaucoup estiment que les faits n’ont pas confirmé les prévisions de Karl Marx. « Il est inexact, déclare Ernestan, dans une étude très instructive, Le Socialisme contre l’Autorité, qu’en se développant, le capitalisme se soit centralisé. Sans doute, par l’entremise de cartels, groupes financiers, etc., le capitalisme tend à une organisation plus rationnelle, mais le capital se décentralise et devient de plus en plus anonyme par la constitution en sociétés par actions des moyennes et grandes entreprises. À ce propos, remarquons que, dans ses théories sur les mouvements du capital, Marx n’a pas suffisamment tenu compte (cela était peu développé à son époque) de la spéculation et du jeu effréné que permettent le système boursier et les pratiques modernes du crédit, procédés qui entrent pour une part immense dans le mouvement des fortunes d’aujourd’hui, et dont les règles déroutent les économistes les plus savants. Il est inexact que les classes dites moyennes aient disparu ou soient en voie de disparition par le développement de l’économie capitaliste. Les petits commerçants, boutiquiers, artisans, paysans (propriétaires, fermiers, métayers), employés, fonctionnaires, représentants de professions libérales, artistes, techniciens, etc., constituent, dans nombre de pays, une masse numériquement supérieure au prolétariat compris dans le sens « ouvrier ». Ce dernier terme lui-même devient singulièrement élastique et la conception simpliste de la « lutte de classe » peut amener à des anomalies bizarres. C’est ainsi que l’ouvrier chinois est le frère de classe de l’ouvrier américain qui gagne huit ou dix fois davantage. Par contre, le petit paysan ou bouti-