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« refait » les textes des malheureux auteurs qu’il entraîne, Mélusine de l’égout, dans le bourbier de la « supervision » et dans les cochonneries du « sex-appeal ». Ces messieurs « refont » les textes des morts, qui n’en peuvent mais, comme les vivants qui les laissent faire. Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard, qui savaient quelque peu écrire, sont « corrigés » par les « rataconeurs de bobelins » et les « lèche-casse » opérant au cinéma. « Henaurme ! », aurait dit Flaubert. Le public qui n’a jamais appris à bien parler ou a pris l’habitude de mal parler, ne dit rien ; il est à son aise et croit que les Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard ont écrit comme ça !…

Il y a encore les formes innombrables du tripatouillage dramatique et littéraire, formes moins brutales, moins cyniques qu’au cinéma, assez « comme il faut » pour conduire à l’Académie. Jadis Marmontel et Colardeau refaisaient Venceslas de Rotrou. Saint Foix arrangeait l’Iphigénie de Racine pour la Comédie Française. De nos jours Lorenzaccio a été tripatouillé pour la même Comédie, et Britannicus a été émondé par cette Comédie pour ne pas choquer les oreilles délicates de M. Mussolini !… A l’Odéon, on a joué Clavigo, de Gœthe, complété d’une scène qui n’était pas de lui mais a été, de l’avis de M. E. Sée, « le plus dramatique, le plus pathétique moment de la soirée », si bien que celle-ci, « fort honorable pour Gœthe » a été « tout à l’honneur de ses adaptateurs » ! Qu’est-il resté alors pour Gœthe dans tant d’ « honneur » ?… Un M. de Noussanne à refait les Polichinelles de Becque avec un tel mépris, que cet auteur n’est plus bon à prendre, même avec des pincettes !… M. Léo Sachs a « arrangé » les Burgraves en aggravant son tripatouillage d’une musique à sa façon !… Les Mystères de Paris et le Juif errant ont subi un double tripatouillage, d’abord pour le cinéma, ensuite sous forme de nouveaux romans fabriqués d’après le cinéma ! Dans le Juif errant, les Jésuites sont devenus les Ardents qui n’ont plus rien de commun avec la confrérie de Rodin !… Le tripatouilleur des Mystères de Paris a été fait chevalier de la Légion d’honneur ! On lui devait bien ça.

Les repopulateurs s’en mêlent. L’un d’eux a refait l’Hymne aux morts de V. Hugo en commençant ainsi :

« Ceux qui pieusement PROCRÉENT pour la Patrie… »

Les traducteurs (traduttore − traditore) ont été de tout temps des tripatouilleurs plus ou moins inconscients. Les auteurs russes se sont vus particulièrement favorisés lorsque la horde s’est jetée sur eux, à l’occasion du snobisme moscovite qui s’est manifesté il y a cinquante ans. Il n’est pas d’auteur étranger qui n’ait eu à souffrir de leurs méfaits. De leur côté, les étrangers tripatouillent avec non moins d’impudeur les auteurs français. Un Américain a ajouté, en français, deux chapitres à Candide !… En Angleterre, des marchands de préservatifs que l’hypocrisie française a appelés « anglais », présentent, sous des couvertures et annonces pornographiques, les œuvres de Flaubert, A. Dumas fils, A. Daudet, Zola, A. France, Maupassant, Richepin et même Rabelais !

La littérature a enfin les tripatouilleurs de bas étage du roman-feuilleton, ceux qui adaptent Shakespeare, Gœthe, Hugo pour les concierges et les dactylos sentimentales. De même que Cyrano de Bergerac n’est connu que par la tragi-comédie de M. Rostand, Juliette et Mignon n’ont accès dans les loges et dans les administrations que par les ragougnasses tirées de Shakespeare et de Gœthe par M. Morphy. Ce monsieur Morphy, trouvant que V. Hugo « écrivait mal » (sic), l’a corrigé quand il lui a emprunté l’Histoire de Cosette !… Hugo a eu autant de tripatouilleurs que d’insulteurs. Souvent ils ont été les mêmes. Ce lion a nourri de sa substance toute la vermine qui grouille à tous les éta-

ges littéraires. Parodié sur les tréteaux forains, il est plagié à l’Académie pour « appâter les imbéciles » (M. Pierre Benoit). Avant M, Morphy, gargotier littéraire, un grotesque académique, nommé Courtat, avait prétendu traduire Hugo « du baragouin en français !… ».

Au cinéma, qui est le vaste champ d’exploitation, le « milieu » des « gangsters » du spectacle, le « droit d’adaptation », complété du « droit moral », permet d’assister à cette farce de la plus réconfortante moralité : les tripatouilleurs se tripatouillent entre eux, les voleurs se volent entre eux ! Un « cinéaste », ou « cinémiste », comme vous voudrez, refait pour un Ali-Baba de la « camera » un roman ou une pièce quelconque. Son film est retouché par un second et, finalement, ne paraît que sous le nom d’un troisième ou d’un quatrième. Les voleurs volés crient au nom du « droit moral » ; seul, le premier volé n’a que le droit de ne rien dire ; il se rattrapera, s’il le peut.

Voici quelques exploits caractéristiques, entre mille, des tripatouilleurs et surtripatouilleurs du cinéma. Un banquier a entrepris un film « inspiré de Shakespeare, Pouchkine, Gœthe, et quelques autres », Un banquier est riche, il peut tout se permettre !… Après avoir marié Salammbô, le cinéma fait mourir Julien Sorel sur une barricade et non sur l’échafaud, dans Le Rouge et le Noir !… Vautrin, de Balzac, est devenu un « Brave la mort » du « milieu » staviskiste et va danser au Bal des Quat’z’Arts !… L’Abbé Constantin a pris les façons « poilues » des curés de M. Vautel !… En attendant de s’attaquer à Beethoven, suivant le projet d’un « pianiste réputé », le cinéma a fait de Chopin un grotesque amoureux de mélo !… Anna Karenine et nombre d’autres œuvres russes dont on a fait des « super-productions » américaines, ont perdu tout caractère spécifiquement russe. Malgré le « respect » dont on prétend avoir entouré l’action, les « vamps » ignorantes et illettrées dont la prétentieuse sottise est interchangeable pour tous les films ont idiotifié ces œuvres, On a fait des Monte-Christo, les Trois Mousquetaires, Sapho, l’Assommoir, Nana, Poil de Carotte, Boubouroche, le Roi Pausole et d’une foule d’autres, des bouillies invraisemblables. Il y a actuellement au cinéma au moins deux versions de Madame Bovary et de Salammbô ; il y en a trois de Manon Lescaut, de Vautrin, des Misérables ; il y en a quatre des Mystères de Paris, de la Vie de Bohème, de la Dame aux camélias, etc. C’est de plus en plus « Hénaurme » !…

Tout naturellement, les tripatouillages historiques du plutarquisme devaient trouver leur place au cinéma et profiter de sa puissance de rayonnement publicitaire. Le cinéma révise les jugements historiques les plus définitifs de la façon la plus imprévue et la plus sommaire. Il suffit ainsi de deux heures de « supervision » −le mot est juste, le spectateur en a plein la vue − pour démontrer que Catherine de Russie, la plus grande des catins impériales, fut un modèle de vertu et de chasteté !…

Il y a dans le cas des tripatouilleurs du cinéma tant d’inconscience imbécile mêlée à la plus insolente fatuité qu’on se demande si l’histoire suivante est bien une farce d’humoriste. Un journal américain a protesté contre A. Dumas qui aurait interprété trop librement, dans son roman le Vicomte de Bragelonne, le film du « grand Douglas Fairbank », le Masque de Fer !

Enfin, la musique a aussi ses tripatouilleurs. Nous l’avons déjà vu au mot : Plagiat. Plus ou moins odieux ou grotesques sont ceux qui ajoutent des instruments aux partitions anciennes, notamment ceux qui, disait Berlioz, « trombonisent » à tort et à travers Haendel, Beethoven, Mozart, Gluck, etc., mêlant « d’abominables grossièretés à l’orchestre des pauvres morts qui ne peuvent se défendre ». (Berlioz : A travers chants.)

Il y a le chef d’orchestre qui fait de la sonate en si bémol une Xe symphonie de Beethoven !… Il y a celui