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aujourd’hui cotées furent fondées par ces intermédiaires et ont fait fortune sur la sueur des pauvres fabricants.

Avant 1870 et jusqu’en 1880, la trôle se pratiquait par ces mêmes auvergnats. Sur un crochet ils se chargeaient à dos l’armoire finie, sans glace, et allaient offrir leur marchandise d’une boutique à une autre. Peu à peu, les auvergnats, qui prélevaient de gros profits, disparurent en partie ; les producteurs transportèrent eux-mêmes et offrirent directement leur travail ; les uns, leur meuble sur l’épaule s’il n’était pas trop lourd, les autres les véhiculaient sur des voitures à bras. De nombreux petits artisans, ouvriers en chambre, façonnaient ainsi dans les rues de Reuilly, de Montreuil, dans le quartier de Charonne, à Montreuil et dans le Bas-Bagnolet. Ils exécutaient des meubles de tous genres.

Jusqu’en 1885, la vogue fut au style gothique en chêne (inutile de dire que l’ensemble était grossier et impur), bibliothèques, buffets, chaises, tables à colonnes torses et à chimères sculptés à l’envolée, lits vulgaires en noyer, armoires à cadres en acajou. Après, succéda le buffet et la desserte Henri II, les lits Louis XV, les tables à abattants et à allonges, les vide-poches, tables à ouvrage et de nombreux petits meubles massifs ou plaqués, des guéridons, tables de salons, etc.

Beaucoup de marchands (comme encore aujourd’hui) n’avaient pas d’ateliers, ils garnissaient leurs magasins en s’approvisionnant au marché des trôleurs.

Après la guerre de 1870 et la Commune de 71, la trôle déclina, parce que les demandes d’achats étaient considérables, les employeurs manquaient de bras. Cette période de prospérité dura jusqu’à ce que les dégâts causés par les méfaits de la guerre fussent comblés ; la trôle de ce fait était insignifiante et ne tenait que par les auvergnats qui commerçaient avec les petits fabricants. À cette époque, il y eut une intense production qui, non seulement remplit les vides, mais accumula des stocks ; l’Exposition Universelle de 1878 donna encore de l’extension aux affaires.

En 1882, les ouvriers en profitèrent pour déclencher une grève quasi-générale ; les prix étaient de 60 et 70 centimes ; ils obtinrent 80 centimes à l’heure et une hausse dans les prix des travaux aux pièces, forfaits. Mais toutes ces augmentations acceptées et signées par les patrons et le syndicat ouvrier ne furent que momentanées.

En 1884, commença une forte crise qui dura jusqu’à l’Exposition de 1889. A défaut de commandes, les ateliers fermaient et le personnel était licencié. En cet état aigu, de nombreux ébénistes, sculpteurs, chaisiers s’employèrent à faire chez eux, toutes sortes de meubles qu’ils vendaient le samedi à la trôle.

Les marchands du faubourg, de Paris et des environs s’y fournissaient ; entre eux, ces mercantis se concertaient pour acheter (comme à l’Hôtel des Ventes), et attendaient jusqu’au soir pour fatiguer les trôleurs ; ces derniers, lassés, craignant de ne pas vendre leurs bahuts, voyant la nuit arriver, donnaient leur travail à un prix dérisoire, pour la bouchée de pain qui leur permettait, tant bien que mal, de donner à manger à la famille.

Vers 1890, après le percement de l’avenue Ledru-Rollin et de la rue Trousseau (ancienne rue Sainte-Marguerite), le marché se tient sur cette nouvelle avenue. Les trôleurs l’envahissent sur toute la chaussée, empêchant totalement la circulation des voitures.

Le travail des trôleurs, exécuté dans des conditions défectueuses d’installation, d’outillage, de matières premières, ne peut être que de qualité inférieure. Avec subtilité et boniments, les vendeurs se chargeaient de prouver aux naïfs acquéreurs, la solidité et la qualité de la marchandise. Le proverbe que l’acheteur n’est pas toujours connaisseur est bien vrai.

Le marché de la trôle fit une véritable concurrence aux magasins et aux fabricants de meubles courants

et ordinaires. Il fut aussi une cause de la diminution des prix aux ouvriers dans les ateliers patronaux. Les marchands et les fabricants adressèrent des pétitions au Conseil Municipal pour la suppression de ce marché, prétextant une concurrence déloyale et l’encombrement de la voie publique. Les deux chambres syndicales patronales, celle de l’Ebénisterie de la rue de la Cerisaie et celle du Meuble sculpté de la rue des Boulets éditèrent des manifestes contre les trôleurs. La chambre syndicale ouvrière de l’Ebénisterie et du Meuble sculpté, faisant chorus avec les exploiteurs, réclama de même leur suppression en disant qu’ils étaient la cause de la diminution des prix de main-d’œuvre.

Si les exploiteurs étaient logiques pour conserver leurs privilèges qui se trouvaient atteints, le syndicat ouvrier ne l’était pas, il voyait l’effet sans en chercher les causes, qui étaient dans la misère des travailleurs atteints par le chômage.

Dans les 11e, 12e et 20e arrondissements, un noyau d’anarchistes comprit le problème dans sa réalité ; il se détacha de la Chambre syndicale pour former l’Union syndicale des Ouvriers ébénistes, et une propagande se fit pour faire comprendre aux travailleurs toute la vérité. On imprima des tracts qu’on distribuait partout dans les ateliers et aux tôleurs. On y indiquait que, pour supprimer la trôle, il fallait supprimer la misère. Et l’idée de révolte et d’expropriation se répandit dans tout le faubourg Saint-Antoine. Des groupes révolutionnaires : les Égaux du 11e rue Basfroi, le Drapeau noir de Charonne, rue des Haies, aidèrent à la propagande de la nouvelle Union syndicale. Les camarades anarchistes voyant le moment propice à la diffusion des idées libertaires fondèrent le journal Le Pot à Colle, qui tirait à 6.000 exemplaires, se vendait cinq centimes et se lisait ardemment parmi les ouvriers de l’ameublement.

En 1891, la misère grandissant, la trôle prit une extension considérable. Les quotidiens en donnèrent de longues chroniques favorables au patronat ; une ligue se fonda contre la trôle (Éclair du 19 octobre 1891, Intransigeant de décembre 1893) ; les patrons se plaignent qu’il y ait 12.000 chômeurs qui travaillent pour la trôle. En 1893, la question est de nouveau agitée. Une pétition réunit 4.500 signatures, sous la direction du patron Guérin, président de la Ligue, après une réunion tenue au Café de l’Espérance, dans le faubourg ; elle est portée, par une commission de sept ouvriers, sept négociants et sept patrons, à la Préfecture de la Seine pour sa suppression. Les Pouvoirs publics n’osèrent intervenir, ils craignirent les sursauts populaires.

Les anarchistes veillaient et entretenaient l’esprit de révolte, des animateurs libertaires visitaient les chômeurs et les trôleurs, organisaient des secours, ceux qui ne pouvaient payer leur loyer aux propriétaires étaient déménagés à la Cloche de Bois (voir le mot Vautour), des logements leur étaient trouvés avec de bons renseignements, savamment préparés. La propagande des idées anarchistes fit un pas immense ; le peuple voyait chez les anarchistes le désintéressement, la solidarité, il était avec eux.

Aux approches de 1900 et de l’Exposition Universelle, les demandes d’ouvriers dans les ateliers firent beaucoup diminuer le marché de la trôle. Elle n’en continua pas moins, mais n’eut plus un caractère misérable ; des petits artisans et patrons continuèrent à trôler, patrons sans vergogne qui exploitaient les malheureux Belges et Luxembourgeois qui arrivaient à Paris dénués de ressources, patrons qui tenaient en même temps un débit de vin et logeaient aussi leurs ouvriers, qui couchaient souvent dans l’atelier, sur les copeaux ; à la fin de la semaine, ces infortunés étaient souvent redevables à leurs mercantis exploiteurs.

Après 1900, on mena une forte campagne contre les