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deur. Il voulait faire servir le beau à l’éducation des hommes d’État, de l’élite, du peuple. « La beauté dans les choses est par essence le rayonnement de l’idéal à travers le sensible ; il était naturel que Platon la célébrât avec un enthousiasme que devaient partager un pays et un temps où le culte de l’art était comme une religion nationale ». (Henri Marion, Grande Encyclopédie.) Aristote établit la distinction entre le bon, qui réside dans les actes et peut changer, et le beau qui est dans ce qui ne supporte pas de changement. Les deux conditions de la beauté étaient pour lui la grandeur et l’ordre. Les stoïciens identifièrent plus complètement le bien et le beau. Dans la même voie, les philosophes d’Alexandrie assignèrent à la beauté des fins de plus en plus spiritualistes ; Plotin faisait servir les sentiments qu’elle inspirait à l’élévation de l’âme. L’idée de la beauté aboutit ainsi, sous des formes mystiques, à saint Augustin, qui ébaucha une théorie du beau dans ses deux traités : De la vraie Religion et De la Musique. On ne la retrouve plus ensuite que vaguement rappelée chez les philosophes du Moyen-Âge et de la Renaissance.

C’est au xviiie siècle, alors que la société moderne perdait de plus en plus le sentiment de la beauté, qu’on créa la science du beau. Baumgarten lui donna le nom d’esthétique qu’elle a gardé. La mystique et la métaphysique, qui n’avaient, au Moyen-Âge et pendant la Renaissance, que vaguement enveloppé et obscurci l’idée de la beauté épanouie alors dans le libre essor de la vie et de l’art, allaient se compliquer de philosophie, de psychologie, de physiologie et de technique. Ainsi que l’art, la beauté allait devenir, dans le sentiment des hommes, de moins en moins naturelle, spontanée, émouvante. Grâce à la chimie des « abstracteurs de quintessence » penchés sur elle « à grand renfort de bésicles », on allait la soumettre à des classifications, des formules, des règles qui la rendaient de plus en plus conventionnelle, savante, bégueule et incompréhensible à la spontanéité de ceux qui, simplement, la sentent sans souci de l’expliquer. On allait l’engager dans la voie inverse à celle que Méphistophélès fait prendre à Faust en lui disant :

Partons donc pour connaître la vie,
Et laisse le fatras de la philosophie.

Ce n’est pas que l’idée de beauté n’eût été déjà compliquée dans l’antiquité. Elle avait été claire pour Aristote. Lorsqu’on lui demandait : « Qu’est-ce que la beauté ? », il répondait : « Laissez faire cette question à des aveugles », exprimant par là que la beauté est visible et sensible pour tous ceux qui ont des yeux et des sentiments. Mais il y avait déjà des gens qui l’obscurcissaient, soit parce qu’ils étaient incapables de voir et de sentir, soit par système et de mauvaise foi. Aristote lui-même, avec la plupart des philosophes, affectait la difficulté, « pour amuser la curiosité de notre esprit », dit Montaigne. Le même Montaigne a aussi remarqué que la difficulté était recherchée par les savants pour cacher le vide de leurs idées et donner la change à « l’humaine bêtise ». Lucrèce critiquait l’obscurité du langage d’Héraclite qui valait à ce « ténébreux » l’admiration des hommes superficiels. Le poète grec Lycophron écrivait de façon énigmatique. Il déclarait qu’il se pendrait si quelqu’un pouvait entendre son poème de la Prophétie de Cassandre. Il est probable qu’il ne l’entendait pas davantage lui-même. Vingt siècles plus tard, Hegel, à qui M. Maurice Barrès devait emprunter de nos jours ce genre de mystification, allait déclarer qu’un philosophe devait être obscur, et Destouches pouvait répéter dans une de ses comédies le mot qu’on disait déjà au temps de Quintilien : « Cela doit être beau, car je n’y comprends rien ». Depuis, le nombre n’a

diminué de ceux qui trouvent beau ce qu’ils ne comprennent pas. Au contraire, grâce au snobisme, on voit consacrer de plus en plus sous cette forme la souveraineté de « l’humaine bêtise ». Voltaire, qui ne s’embarrassait pas de nuées et fut un des esprits les plus clairs et les plus lucides de tous les temps, jugeait que les opinions des philosophes sur la beauté étaient du « galimatias » et refusait d’écrire un traité du beau.

C’est précisément par un Traité du Beau, du philosophe suisse de Crousaz, paru en 1712, que commencèrent les études modernes de la beauté. Hutcheson continua, en Angleterre, par ses Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu, publiées en 1725 sous l’anonymat. Il fut suivi, en France, par le Père André (Essai sur le Beau, 1741), et par Batteux (Les Beaux-Arts réduits à un même Principe, 1746) ; en Allemagne, par Baumgarten (les Œsthetica, 1750-1758). Vinrent ensuite les travaux de Burke (Recherches philosophiques sur nos Idées du Beau et du Sublime, 1757), Diderot (article Beau, de l’Encycopédie, 1751. Histoire de la Peinture en cire, 1755 ; Salons, 1759-81) ; Rameau et J.-J. Rousseau sur la Théorie de la Musique ; Reid (Recherches sur l’Entendement humain, 1764) ; Kant (Critique du Jugement, 1790) ; Schiller (Lettres esthétiques, 1795) ; Schelling (Écrits philosophiques, 1809) ; J. Droz : (Le beau dans les arts. 1815) ; Schopenhauer : (Le Monde considéré comme représentation et volonté, 3e livre, 1819) ; et un grand nombre d’autres auteurs, surtout allemands. Après la mort d’Hegel, en 1831, on publia ses Leçons sur l’Esthétique. En Angleterre, parurent au xixe siècle, les œuvres de Bain, Spencer, James Sully, Grant Allen et particulièrement Ruskin. En France, l’étude du beau et de l’art occupa Stendhal : (Histoire de la Peinture, en Italie, 1817, et d’autres écrits de critique) ; V. Cousin : (Le Vrai, le Beau, le Bien, 1837) ; Jouffroy : (Cours d’Esthétique, 1826-1843) ; Lamennais : (Esquisse d’une Philosophie, 1840) ; Emeric David : (Vie des Artistes, 1853) ; Chaignet : (Principes de la Science du Beau, 1860) ; Ch. Lévêque : (La Science du Beau, 1861) ; Proudhon : (Du Principe de l’Art et de sa Destination sociale, 1865) ; Fromentin : (Les Maîtres d’autrefois, 1876).

Taine appliqua à l’étude du beau, ses méthodes rigoureusement scientifiques en recherchant plus particulièrement, dans ses ouvrages sur ce sujet, la formation de l’art et des artistes. Des méthodes également scientifiques furent celles de Helmholtz et Blaserna dans leurs travaux sur la musique, de Brucke : (Physiologie des Couleurs, 1860. ― Principe des Beaux-Arts, 1877) ; de Rood : (Théorie scientifique des Couleurs, 1881) ; de Sully-Prudhomme : (l’Expression dans les Beaux-Arts, 1883) ; de G. Séailles : (Essai sur le Génie dans l’Art, 1884) ; de Lechalas : (Modes d’action de la musique ; Comparaisons entre la peinture et la musique, 1884-85) ; de Guyau : (Problèmes d’Esthétique, 1884 ; l’Art au point de vue Sociologique, 1889) ; de Souriau : (Esthétique du Mouvement, 1889) ; de Griveau : (Les Éléments du Beau, 1892), etc…

Bien que Jouffroy ait constaté qu’il y a sur la question du beau beaucoup moins de travaux que sur celle de l’être ou celle du bien et du mal, on n’en finirait pas d’énumérer les auteurs qui l’ont traitée. Il serait de plus, bien difficile de tirer de leurs ouvrages un accord de principes définitifs. Comme l’a encore dit Jouffroy, il n’y a presque pas de guides à suivre ; car il est impossible de prononcer d’une façon absolue sur cette question. Elle est aussi compliquée que celle de l’art lorsqu’on veut établir sur elle des théories, et leur multiplicité ne peut que l’obscurcir au lieu de l’éclaircir. Ce qu’il y a à faire devant le beau, comme devant, toutes les manifestations de la vie, au lieu de cons-