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vivent la majorité des individus. Ce sera un être courageux et sincère. Son héroïsme n’aura rien à voir avec l’héroïsme de pacotille des héros d’opérette. Ces besoins légitimes qui font de l’homme non plus une machine, mais une personnalité, la société les réprime, les comprime ou les supprime par les religions, les morales, les politiques. Elle met un frein, non aux appétits, comme elle l’insinue, mais aux aspirations les plus nobles. Quant aux instincts comme celui du meurtre, elle les légalise et les justifie par le mensonge. Les besoins essentiels, détournés, atrophiés, falsifiés, cèdent la place a des besoins factices, qui sont la mort de l’individu, résultat cherché, voulu, obtenu systématiquement, automatiquement par la société. Tout à l’opposé de ces besoins normaux, les besoins anormaux, cultivés, développés par l’esprit grégaire, font leur œuvre d’abrutissement. Des besoins d’esclaves remplacent les vrais besoins, créant les différents dominismes et servilismes.

Besoins artificiels. — En face des besoins naturels, à la fois physiologiques et psychologiques, ― l’homme étant un être complet chez lequel le ventre, le cœur et l’esprit étroitement associés, réalisent l’harmonie dont parlait Platon, ― il existe des besoins artificiels, qui sont sociaux, acquis, héréditaires. Il faut établir une distinction entre l’usage et l’abus des besoins. C’est l’abus qui fait tout le mal, qui crée l’incohérence, le déséquilibre. Trop boire, trop manger nuit autant que de ne pas assez boire, de ne pas assez manger. User, non abuser, est en fait de besoins, une bonne méthode. L’abus se traduit par une diminution de la vie chez l’individu : il se traduit par la misère, par la folie, par toutes sortes de tares physiques et morales, de tics, de manies, d’idées fixes et phobies. Il y a des gens qui ne peuvent pas se passer de prendre l’apéritif. C’est plus fort qu’eux. Le tabac joue un rôle aussi important que l’alcool : il y a des gens qui fument des paquets de cigarettes ou bourrent sans cesse une pipe ! Les besoins naturels deviennent artificiels par l’emploi d’aphrodisiaques, soporifiques, etc… La morphine est très recherchée. Certaines personnes ne peuvent s’en passer. La coco fait des victimes (nous pensons cependant que si des gens veulent se cocaïniser, c’est leur droit, et que la police n’a pas à fourrer le nez dans leurs affaires). Opiomanes (mangeurs, buveurs et fumeurs d’opium), éthéromanes (amateurs d’éther) toxicomanes (fervents de toxiques), érotomanes (cherchant des sensations rares ou des raffinements de volupté ― la volupté n’est-elle pas un art ?, ― kleptomanes (nom donné aux voleurs du grand monde, alors qu’on se contente de dire du pauvre bougre : c’est un voleur), dipsomanes ou bistromanes (catégorie de citoyens qui enrichissent les marchands de vins), etc…, etc…, tous ces gens-là, c’est entendu, ont le droit de faire ce qu’il leur plaît, et ce n’est pas au nom d’une ligue quelconque que nous demanderons leur « arrestation ». Ils ne font de mal qu’à eux-mêmes. Qu’on les laisse s’amuser et se distraire à leur façon. Ça les regarde. Ils se sont créé des besoins, et ce n’est pas à la société, qui en est responsable, à exiger des sanctions. Les besoins artificiels développés par la pseudo-civilisation, sont innombrables. Ils sont d’ordre physiologique et d’ordre psychologique, affectant à la fois l’intelligence et la sensibilité. Tous appartiennent à la pathologie et peuvent être traités par la psychothérapie. Il y a une tératologie morale comme il y a une tératologie physique, qui préoccupe les psychiatres, gens trop entichés d’idées bourgeoises pour trouver une solution, un remède. ― Le groupisme engendre des besoins appartenant au genre mégalomane (folie des grandeurs). On ne sait pas tout ce que le besoin de galon peut faire d’un individu : il le réduit à l’état de loque, de chiffon. L’homme rampe jusqu’à ce qu’il ait

obtenu le grade qu’il convoite. Or, le grade dégrade. Il avilit celui qui s’en prévaut pour commander aux autres. Le galonné n’a aucune valeur personnelle. Il tire sa puissance et son autorité d’un symbole. Cela lui donne tous les droits. Le besoin de se montrer, de parader, de commander, rend idiots certains hommes. Leur mégalomanie n’a pas de bornes. Elle est, comme la bêtise, infinie. Qu’avons-nous besoin de galons pour être heureux, de titres, de décorations ! Il y a des gens qui se donnent beaucoup de mal pour obtenir la moindre distinction honorifique. S’ils n’obtiennent rien, ils sont bien malheureux, leur existence est empoisonnée. Ils sont à plaindre. On voit chaque année, aux époques de distribution de bouts de ruban (palmes, rosettes, etc…), de pauvres êtres qui parcourent anxieux la liste des élus et qui n’arrivent pas à se consoler si leur nom n’y figure pas, malgré force recommandations. Ils ne mangent plus, ne dorment plus, leur front s’assombrit. Leur pâleur s’accentue chaque matin. Ils dépérissent à vue d’œil. Sûrement ils ne feront pas de vieux os. Ils sont victimes de la manie des décorations qu’on se met à la boutonnière comme des sauvages se passent des anneaux dans le nez. Qu’auraient-ils eu de plus s’ils avaient obtenu un ruban rouge, violet, vert ou jaune ? Rien. Un peu plus de suffisance, c’est tout ! On voit des mercenaires travailler toute leur vie pour le compte d’une administration ou d’un richissime patron, endurer toutes les privations, toutes les tortures, dans l’unique but d’orner leur veston ou leur paletot d’un signe d’esclavage. Que de mal se donnent de pauvres diables afin de décrocher, à deux pas de la tombe, la « médaille des vieux serviteurs » ! Que ne se décorent-ils eux-mêmes, avec une fleur ou un bout d’étoffe ! « C’est notre vanité qui étend nos besoins », écrivait, au dix-septième siècle, Mme de Maintenon, bien placée pour s’en rendre compte. Le besoin de se distinguer par quelque anomalie (ne confondons pas originalité et excentricité), de se faire remarquer, d’attirer sur soi l’attention, coûte que coûte, par tous les moyens, obsède certains êtres. Incapables de se distinguer par le talent, ils ont le talent de se distinguer. Ils se livrent à toutes sortes d’exhibitions, et ne réussissent qu’à se rendre ridicules. Les applications de la science ont créé des besoins nouveaux pour l’homme moderne : l’automanie (ou manie de l’auto), la télémanie (ou manie d’avoir chez soi un appareil de T.S.F.), la phonomanie (ou manie du phonographe), la cinémanie (ou manie du cinéma), etc…, etc… Le besoin d’aller vite est un des plus pressants, c’est le cas de le dire : on se précipite, on court, on se lance… C’est une folie ! Chacun veut aller plus vite que le voisin : on bouscule, on piétine, on renverse, qu’importe ! Il s’agit d’être le premier au bureau ou à l’atelier. On se casse une jambe en route, ou l’on crève l’œil d’un passant. C’est le progrès qui veut çà ! Les moyens de locomotion exaspèrent ce besoin : on trouve qu’ils ne vont jamais assez vite : métro, autobus, sont pris d’assaut (la métromanie est entrée dans nos mœurs, l’humanité ne peut plus s’en passer). Les chauffeurs pèchent pas excès de vitesse. Tout cela développe l’agitation. La manie des sports (ou sportomanie) s’ajoute à bien d’autres, si nombreuses, qu’il est impossible de les énumérer toutes. Signalons, cependant, parmi les derniers besoins d’une humanité à l’envers, la dancinomanie, ou manie du dancing. Les femmes se paient un danseur (ça coûte cher !). Des gens mettent leur point d’honneur à danser cent heures de suite. C’est un record. Nouvelle folie à ajouter aux anciennes. « De mon temps, disent les vieilles gens, on ne connaissait pas tout cela. On s’en passait, et on vivait. Mais aujourd’hui ! » Les vieilles gens n’ont pas tort (elles cessent de radoter sur ce point). L’avenir n’est guère rassurant. L’humanité qui