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des cafés-concerts y passe. Inlassablement, ce bizarre instrument déverse des flots d’harmonie par la voix du même ténor, et la même chanteuse y va de sa petite crise d’hystérie et le même sinistre comique ressasse sur le même ton ses mêmes couplets obscènes et ses refrains patriotards. J’entends dans un dernier beuglement, mettant le point final à un récit interminable, le mot de Liberté-é-é ! Grâce au phono, n’importe quelle vedette peut satisfaire sa soif d’exhibitionnisme en rabâchant pendant des heures, n’importe quand et n’importe où, devant n’importe qui, n’importe quel morceau de mauvaise musique. Le nom de Mlle X… de l’Opéra-Comique, est lancé comme un défi à la tête des buveurs hébétés. J’ai les oreilles fatiguées d’ouir cent fois par jour le Tic-tac du Moulin et la Voix des Chênes ! Pour comble de malheur, un piano-mécanique vient à la rescousse, accélérant la cacophonie et m’initiant bien malgré moi aux frasques de la Veuve Joyeuse et aux vertus du Cidre de Normandie.

Ajoutez à cette audition, qui n’a rien d’esthétique, les querelles d’ivrognes se prolongeant fort avant dans la nuit devant la porte du bistro, l’alcool achevant de couronner son œuvre. Les « pochards » empêchent les honnêtes gens de fermer l’œil en entonnant avec les becs de gaz des colloques sans fin.

Il n’y a rien à faire contre le genre d’individualisme du bistro tout-puissant qui préside à nos destinées. L’impérialisme bistrocratique a toutes les audaces. Il sait qu’il a derrière lui de nombreux protecteurs qui ont besoin de ses services et il en profite. De temps en temps une contravention rappelle au respect de la loi le bistro récalcitrant qui s’en tire à peu de frais et continue d’empoisonner sa clientèle.

Le bistro est un fonctionnaire : il touche des appointements, il émarge aux fonds secrets.

On se demande quels peuvent être les moyens d’existence de certains individus dont la vie se passe chez le bistro. Ils se feraient tuer plutôt que d’abandonner leur partie de manille ou de renoncer à vider des petits verres. Le « bistro » est le lieu où s’assemble ce qu’il y a de plus idiot dans l’humanité.

Chaque maison possède son bistro qui en est le plus bel ornement. Les gens s’y précipitent, sous un prétexte quelconque. C’est plus fort qu’eux : il faut qu’ils y entrent. Des familles entières pénètrent chez le bistro, la marmaille ouvrant la marche. Tout le monde trépigne de joie à la pensée qu’il va s’emplir l’estomac de liquide.

Pendant les chaleurs, les cafés ne désemplissent pas. La bistrocratie triomphe. Petits et grands bistros font leurs affaires.

À l’heure de l’apéro, les « terrasses » sont occupées par les jeunes bourgeois qui font l’apprentissage de la vie en empilant soucoupes sur soucoupes, ce dont ils sont aussi fiers que de leurs parchemins. Ce spectacle vaut la peine d’être vu et comporte plus d’un enseignement.



L’ère des bistrocrates est loin d’être close. La passion du pinard — oh combien national — n’a pas fini de faire des victimes. Son empire s’exercera de plus en plus au détriment de l’intelligence et de la pensée.

L’alcool est un moyen de gouvernement : il conduit tout droit au militarisme, à moins que ce ne soit le militarisme qui conduise tout droit à l’alcoolisme.

Supposez le monde débarrassé de ce fléau. Imaginez ce que serait une humanité privée de ses mastroquets. Si les boutiques de « chands de vins », qui déshonorent Paris, disparaissaient comme par enchantement, celui-ci deviendrait habitable. La canaille y serait moins à l’aise. On y rencontrerait moins de brutes ne demandant qu’à piétiner, frapper, bousculer et tuer. On n’assisterait pas à tant de spectacles écœurants et la poli-

tique y ferait moins de ravages. La question sociale serait peut-être résolue. La paix régnerait enfin sur la terre. Mais hélas ! ce n’est qu’un rêve, et j’entends dans la rue un ivrogne qui braille !

Les hommes ont bu, boivent et boiront sans doute éternellement. On peut souhaiter seulement qu’ils boivent un peu moins, et pensent davantage. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


BLASPHÈME. n. m. (du grec blasphêmia). Un blasphème, au sens propre, est une parole qui outrage la Divinité, la religion. Par extension, le mot blasphème sert à désigner une parole outrageante pour quelque chose, en général. Ainsi, lorsqu’un antimilitariste traite le drapeau de son pays de loque malfaisante, les patriotes ne manquent pas de crier au blasphème. C’est tout juste également si les capitalistes ne traitent pas de blasphémateur celui qui ose proclamer, par exemple, que la propriété c’est le vol. Les anarchistes, qui n’ont de respect pour aucune entité, disent ce qu’ils pensent de toute chose et se rient d’être appelés blasphémateurs. La crainte du blasphème, en effet, a été imaginée par les puissants pour faire respecter par la masse toutes les idoles néfastes : Dieux, Patrie, État, Propriété, etc…


BLOC. n. m. (german. block). Masse, amas et, par extension, ensemble. Exemple : le Bloc National, c’est-à-dire l’ensemble de tous les partis nationalistes ; le Bloc des Gauches, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les forces parlementaires de gauche, etc… Pour défendre leurs intérêts, les capitalistes savent former des blocs puissants ― internationaux souvent ― qui tirent les ficelles de ces polichinelles que sont les politiciens. C’est la mise en application du proverbe bien connu : l’Union fait la Force. Associant leurs appétits divers, les exploiteurs s’entendent à merveille pour gruger le peuple laborieux. Seuls et agissant séparément, ils se heurteraient peut-être à des obstacles infranchissables, tandis qu’en nombre ils peuvent, par leurs forces associées, venir à bout de leurs adversaires divisés. Ils peuvent imposer leur volonté au pays, dépouiller légalement leurs victimes, organiser leurs trafics sur une haute échelle et satisfaire leurs passions. Une fois le pouvoir atteint, l’assiette au beurre est assez large pour que chacun d’eux puisse s’y tailler une part avantageuse. Naturellement, ils savent bien que le jour où le peuple suivrait leur exemple et rassemblerait ses forces dispersées, sonnerait l’heure de leur agonie. Aussi, mettent-ils tout en œuvre pour empêcher une union solide des travailleurs. Ils s’ingénient à provoquer, dans le camp adverse, mille querelles stupides, qu’ils entretiennent ensuite avec soin. Et le résultat est que leur pouvoir, toujours plus implacable et plus rigide, pèse toujours plus lourdement sur la classe ouvrière. Cependant, cette situation ne peut plus durer bien longtemps. À force de multiplier leurs infamies et d’exagérer leur arbitraire, les dirigeants finissent par exaspérer leurs victimes. Bientôt les producteurs, laissant de côté les questions de boutique, dresseront contre le bloc capitaliste le bloc ouvrier, contre le bloc des parasites le bloc des travailleurs. Usant des mêmes méthodes que leurs oppresseurs, ils deviendront une puissance imbattable contre laquelle se briseront les armes de l’ennemi. Mais pour cela il faut que tous les opprimés s’unissent fraternellement et ne se prêtent plus au jeu des dirigeants en se déchirant mutuellement. Plus nombreux que les oppresseurs, les opprimés seront victorieux quand ils le voudront. Les anarchistes doivent aider, sans une seule défaillance, à cette union des travailleurs qui, seule, fera la Révolution sociale.