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dessinée au sein du Parti. Au deuxième Congrès de Londres, en 1903, le Parti s’était fendu en deux courants opposés : la majorité gauche, et la minorité droite. La cause immédiate de la scission fut le fameux projet d’organisation proposé par Lénine. La majorité (en russe : bolchinstvo) des membres du Parti suivirent Lénine, d’où leur dénomination : bolcheviques, et le dérivé : « bolchevisme ». Ainsi, le terme ne fut qu’un hasard ( « bolchevisme » du « bolchinstvo » = majorité). Cependant, un contenu tout à fait déterminé se cachait derrière ce terme de hasard.

L’idée fondamentale du bolchevisme, développée par Lénine, fut la suivante :

« La masse travailleuse n’est que la porteuse d’instincts de révolte d’une énergie révolutionnaire. De par sa nature même, elle est incapable d’un rôle organisateur, créateur. Elle n’est pas capable de tracer les voies de la révolution ni de créer les formes de la société future. Cette dernière tâche incombe au groupe de révolutionnaires éclairés, s’étant consacrés à l’idée de la révolution. Par conséquent, le premier devoir du Parti des révolutionnaires éclairés, est celui d’établir son hégémonie entière sur les masses. Cette hégémonie n’est possible qu’à la condition que le Parti lui-même soit construit sur le principe de la centralisation la plus sévère. Le Parti devra être un organisme au centre duquel fonctionnera un mécanisme très fin prenant toutes les dispositions vis-à-vis du Parti, ne tolérant aucun frottement, aucun grain de poussière. Ce mécanisme sera le Comité Central du Parti. Sa volonté et ses dispositions feront loi pour tout le Parti ».

Telle fut la thèse qui servit de base à la construction du Parti Bolchevique.

Recrutant ses membres surtout parmi l’ « intelligenzia » révolutionnaire, les éduquant dans l’ambiance du « sous-sol » et des mesures conspiratrices extrêmes (une autre ambiance n’a jamais existé en Russie), leur greffant la psychologie spécifique de révolutionnaires professionnels, le bolchevisme préparait ainsi des cadres de gens prenant l’habitude de se considérer comme guides infaillibles du prolétariat, grâce à l’esprit éclairé et l’expérience révolutionnaire desquels seulement peut sortir l’émancipation des masses. C’était le chemin ouvert, droit, inévitable vers l’inauguration de la dictature, sur le Parti d’abord, sur les masses ensuite. En effet, le projet de Lénine qui brisa la social-démocratie russe en deux fractions, introduisait déjà le principe de la dictature dans les rangs du Parti.

Faisant l’analyse du livre de Lénine : « Un pas en avant, deux pas en arrière », où étaient établies les bases de la tactique bolcheviste, Rosa Luxembourg écrivait : « …il (le bolchevisme) est un système de centralisme ne s’arrêtant devant rien, dont les principes vitaux sont : d’une part, celui de délimiter, de séparer l’avant-garde organisée de révolutionnaires professionnels actifs, du milieu inorganisé, mais révolutionnairement actifs les entourant ; d’autre part, celui d’une discipline sévère et d’une ingérence directe, catégorique, décisive du Comité Central du Parti dans tous les gestes et actes de ce dernier. Il suffit, par exemple, de rappeler que, conformément à cette conception, (le bolchevisme), le Comité Central du Parti a le droit d’organiser tous ses comités locaux, par conséquent, de déterminer la composition personnelle de toute organisation de Genève et Liége jusqu’à Tomsk et Irkoutsk, d’imposer à chaque organisation les statuts élaborés au centre, de dissoudre ou de recréer ces organisations et, par conséquent d’influencer finalement et directement la composition même de l’instance suprême du parti : le Congrès. De cette façon, le Comité Central devient le noyau tout-puissant du Parti, tandis que toutes les autres organisations ne sont

que ses organes exécutifs ». (Art. de Rosa Luxembourg : « Neue Zeit », juillet 1904).

Dès son origine, le Parti bolchevique établit, à son intérieur, la dictature du Comité Central. Peu après, cette dictature commença à se répandre aussi par-dessus les masses ouvrières.

Ainsi, sur le champ du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe, apparut et se développa un parti politique puissant, basé sur le centralisme et la discipline les plus rigoureux, plein d’une foi inébranlable en son infaillibilité et aspirant de toute sa volonté à devenir le maître de tout le mouvement révolutionnaire russe. Ce parti succéda directement à ceux des étapes antérieures du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe. Il était étroitement, immédiatement lié à tous ces mouvements. Tout le long de son existence, jusqu’à la révolution de 1917, il agissait sous les mots d’ordre qui étaient toujours typiques pour le mouvement de cette « intelligenzia » : la Constituante (Assemblée Nationale), République démocratique, Parlement, etc. Cette circonstance a une grande importance pour celui qui voudra apprécier le véritable rôle et les vraies intentions du bolchevisme dans la révolution russe.

Cependant, le courant populaire du mouvement révolutionnaire allait son chemin, se manifestant de temps à autre en des actes typiques d’un sens social. Dans la révolution de 1905-1906 déjà, les ouvriers et, surtout, les paysans, manifestèrent un intérêt très limité aux exigences politiques de la démocratie. Ils se signalèrent, d’autre part, par des actes d’un caractère social : les paysans, par la prise, de force, des domaines seigneuriaux ; les ouvriers, par la fondation, par endroits, des Soviets (Conseils) des députés ouvriers. L’une et l’autre action étaient l’expression de profondes tendances sociales et révolutionnaires inhérentes aux masses laborieuses et se distinguant nettement, par leur caractère, des tendances démocratiques. Les dix ans d’une réaction tsariste et agrarienne, qui suivirent la débâcle de la révolution de 1914-1917, ne firent que développer et fortifier ces tendances dans les masses.

Dans la révolution de 1917, après que le premier obstacle — l’absolutisme tzariste — eut été détruit, ces tendances se firent jour, avec toute l’énergie accumulée depuis des siècles, et formèrent un mouvement déterminé, inévitable des masses, dirigé, au fond, vers le renversement du régime agraire et industriel de la Russie.

Malgré tous les efforts de nombreux partis démocratiques, y compris le parti social-démocrate et le parti socialiste-révolutionnaire, d’introduire les événements révolutionnaires de Russie dans les cadres d’une république démocratique bourgeoise, les paysans et les ouvriers se ralliaient au mot d’ordre puissant : « La terre aux paysans ! Les usines aux ouvriers ! » Oui, dès les premiers jours du bouleversement politique (mars 1917), le sort du régime agraire et industriel du pays était décidé. Toute la Russie ouvrière et paysanne se trouvait déjà en pleine activité reconstructive. Avec la force et la rapidité propres à l’action spontanée des masses, les Soviets des ouvriers et soldats députés furent créés, ceci en pleine connaissance de cause, dans toutes les villes. Dans toutes les usines, fabriques, entreprises de l’industrie manufacturière et extractive, des comités révolutionnaires furent créés, comme organes guidant et aidant les masses ouvrières dans leur action. Tout ceci se faisait indépendamment et en dehors des organisations politiques. Les paysans reprenaient de force, en acte révolutionnaire, les domaines des agrariens, et la « question agraire », discutée durant des dizaines d’années dans les programmes de différents partis politiques, trouva sa solution pratique dans les actes révo-