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comme elle, d’une belle santé, d’un physique séduisant et d’une grande fortune. L’avenir semble, dans ces conditions, promettre à cette jeune fille toutes les joies désirables. Et voici que, appartenant à une famille très pieuse, élevée au couvent, douée d’un tempérament mystique et cédant aux entraînements d’une foi exaltée, elle renonce brusquement à cette attrayante perspective de félicité, pour s’enfermer dans un cloître et faire vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Elle dit volontairement et définitivement adieu au monde dans lequel elle aurait brillé, à la famille qui lui prodigue l’affection la plus tendre, à la fortune qui la comble et à l’amour qui lui sourit. Et tout le monde de croire qu’elle fait fi du bonheur qui l’attend et, délibérément, se voue au sacrifice d’elle-même, en préférant la pauvreté à la richesse, la chasteté à l’amour, l’obéissance passive à la liberté, l’obscurité monastique à l’éclat mondain. Je n’invente rien ; je ne crée pas, pour les besoins de ma démonstration, un être imaginaire : j’ai connu plusieurs jeunes filles dont l’existence a été et, peut-être, est encore celle que je viens d’exposer.

Eh bien ! Ils se tromperaient lourdement ceux qui penseraient que la conduite de cette jeune fille s’inscrit en faux contre cette « Loi » à laquelle je prétends que nul n’échappe : la recherche du bonheur.

Le bonheur ? Cette jeune fille où le place-t-elle ? Pour elle, en quoi consiste-t-il ? Et pour mériter et conquérir le bonheur auquel elle aspire, que doit-elle faire ? ― Réfléchissons.

Prédisposée par l’atmosphère qu’elle a respirée dès la plus tendre enfance, par l’éducation qu’elle a reçue, par les exemples qu’elle a eus sous les yeux, par les conversations qu’elle a entendues, par les lectures qu’elle a faites, par les conseils qui lui ont été donnés, par les rêveries mystiques auxquelles elle s’est abandonnée, par les appels mystérieux et entraînants d’une « vocation » à laquelle elle se croit irrésistiblement appelée, par cet ensemble de faits quotidiens et d’aspirations incessantes dans lesquels, jusqu’à l’âge de vingt ans, toute sa vie s’est développée, cette jeune fille s’est insensiblement éloignée des « biens de ce monde » et elle s’est attachée aux « biens célestes et éternels », dans la mesure même où, peu à peu, elle se détachait de la fortune, de l’amour, des succès mondains, des vanités terrestres. Dépréciées, méprisées même, pis encore : considérées par elle comme une sorte de tentation diabolique, les félicités de la vie passagère ne lui sont d’aucun prix, comparées aux béatitudes éternelles que doit lui assurer l’entrée en religion. Dès lors, n’est-il pas naturel et n’est-il pas devenu en quelque sorte fatal qu’elle préfère les joies qu’elle prise à celles qu’elle méprise ? Et, lorsqu’elle renonce à celles-ci en faveur de celles-là, où est le sacrifice ?… C’est encore, toujours et quand même, en dépit des apparences, le bonheur qu’elle recherche. Ce bonheur n’est pas le vôtre ? ― Soit. Il n’est pas le mien ? ― Soit encore. Mais c’est le sien ; et, bien loin que cet exemple contredise l’affirmation que j’ai formulée au seuil de cette étude, il la confirme expressément.

Veut-on un autre exemple ? Le voici. Je vous présente un homme en possession de tout ce qui est propre à lui assurer une heureuse existence : il est jeune, sympathique, robuste, actif, intelligent, instruit ; il gagne largement sa vie et devant lui s’ouvre une brillante carrière. Pour être heureux ― au sens banal et accoutumé de cette expression ― il n’a qu’à se laisser vivre. Mais il est doué d’une vive sensibilité et d’un sens profond d’équité. Le spectacle de la misère l’émeut, celui de l’injustice l’indigne ; il est de prime abord attristé et par la suite tourmenté, torturé, révolté, par le drame social dans lequel, qu’il le veuille ou non, il tient son emploi. Puisque de toutes façons il est mêlé à ce drame, il pourrait continuer à jouer son rôle de privi-

légié et se dire que, somme toute, puisque des circonstances favorables lui ont épargné les situations douloureuses, il aurait bien tort de n’en pas profiter. Il lui suffirait de fermer les yeux et de garder le silence. Certes, il sent bien que ce serait une lâcheté ; mais il pourrait porter cette lâcheté au compte de l’impuissance et trouver dans cette impuissance une excuse valable. Que peut-il, en effet, seul ou avec quelques camarades, contre l’immense multitude qui trime, souffre et se résigne ? Et, pourtant, si faible, si isolé qu’il soit, il sent qu’il ne peut se condamner à l’indifférence. Sa nature et sa conscience le lui interdisent ; sa raison aussi. Il se rapproche insensiblement de ceux qui sont constamment humiliés, frappés, meurtris, éprouvés, méconnus, sacrifiés ; il en arrive à pleurer avec ceux qui pleurent, à souffrir avec ceux qui souffrent, à rougir de son aisance et de sa tranquillité. Il n’y peut plus tenir : il déserte le milieu dans lequel jusqu’alors il a vécu ; il brise des amitiés qui lui sont précieuses, il renonce aux affections qui lui sont chères, il abandonne la situation qu’il occupe et il se donne tout entier à la Cause vers laquelle le pousse la force devenue irrésistible de ses sentiments et de ses convictions. Il sait qu’il sera en butte à toutes les malveillances, calomnies et persécutions. N’importe ! Il va, la tête haute, le cœur ardent, la volonté tendue, vers l’Idéal pour lequel il brûle d’un feu dévorant.

Les gens qui ne jugent que sur les apparences, les piètres observateurs qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, traiteront cet homme d’insensé et seront portés à croire qu’il tourne sottement le dos au bonheur. Ces myopes de la psychologie tomberont dans l’erreur que j’ai signalée précédemment, parce qu’ils ne comprennent pas que l’homme dont je viens de parler aurait été profondément malheureux s’il était resté prisonnier de sa situation, de son milieu, de son éducation et ils ne se rendent pas compte qu’en s’évadant de cette prison, c’est vers le bonheur qu’il s’est élancé. Ce bonheur n’est pas le vôtre ? ― Soit. Mais c’est le sien et, encore une fois, bien loin que cet exemple contredise mon affirmation, il la corrobore.

Par ce qui précède, on voit que j’énonce une vérité indéniable quand je dis que « le bonheur est le but vers lequel tendent, constamment et universellement, tous les efforts, toutes les aspirations et tous les espoirs des vivants ». Mais s’il est vrai que tous les hommes recherchent obstinément et âprement le bonheur, il faut reconnaître que celui-ci est, selon les époques et selon les individus, extrêmement divers.

Qu’est-ce que le bonheur ? En quoi consiste-t-il ? Quelles sont les voies qui y conduisent ? Toujours et partout, les hommes se sont posé ces questions. Ils ont demandé aux religions et aux philosophies la solution de ce troublant problème et les réponses philosophiques et religieuses ont été et sont encore si confuses et si contradictoires, qu’elles ont obscurci et compliqué le problème au lieu de l’éclaircir et de le simplifier et on peut dire que, posées depuis des siècles, ces questions en sont encore au même point. L’être humain aspire toujours vers cet état de satisfaction intérieure et de bien être extérieur qui sont comme les assises naturelles du bonheur ; il y aspire avec la même ferveur et la même ténacité ; mais il ignore encore quelle en est la nature véritable et quel est le chemin qui, le plus sûrement et le plus vite, y conduit.

Ce n’est pas que les religions et les philosophies aient été avares de définitions. Elles en ont été prodigues et, si nous estimions utile, sans les énumérer toutes (ce serait fastidieux et démesurément long) de citer les plus importantes, on serait surpris de leur diversité et de leur imprécision. En voici, toutefois, quelques-unes : il n’est point de route plus sûre, pour aller au bonheur,