Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/402

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
CON
401

Il n’y a rien de changé. Aujourd’hui les mêmes obstacles se présentent.

En produisant semblables affirmations, Griffuelhes annonçait le divorce total du syndicalisme avec la Bourgeoisie et le Pouvoir.

Keufer, du Livre, présentait une thèse mixte qui, par un paradoxe assez singulier, est devenue celle de ses adversaires d’alors, les dirigeants actuels de la C. G. T.

Au nom des réformistes, Keufer se prononçait pour l’autonomie syndicale vis-à-vis de tous les Partis politiques et concevait l’organisation ou l’action syndicale selon la méthode trade-unioniste anglaise, la méthode corporative qui vouait le syndicat à ne poursuivre que des améliorations corporatives.

Il affirmait d’ailleurs que l’action parlementaire devait s’exercer parallèlement à l’action syndicale.

Ni la thèse de Renard, ni celle de Keufer n’obtinrent de succès. La Résolution présentée par Griffuelhes, devenue la charte d’Amiens, obtint 824 voix contre 3 à la motion Renard.

Ci-dessous cette charte fameuse :

« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme L’article 2 des statuts constitutifs de la C. G. T., disant :

« La C. G. T. groupe en dehors de toute école politique tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

« Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre tous toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;

« Le Congrès précise, par les points suivants cette affirmation théorique :

« Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc… Mais cette besogne n’est qu’un des côtés de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale des travailleurs avec, comme moyen d’action, la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

« Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;

« Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement. corporatif, à telle forme de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.

« En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effets, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale. »

C’est autour de cette charte dont les politiciens proclament aujourd’hui la caducité que se livrent, depuis 5 ans, les batailles les plus terribles entre réformistes-

collaborationnistes, syndicalistes révolutionnaires et communistes.

La portée de cette résolution, qui marque l’avènement du syndicalisme comme unique force révolutionnaire des travailleurs, fut considérable. Elle domina et domine encore de très haut tous les conflits entre ouvriers et politiciens. Griffuelhes avait vu clair, juste et loin.

Non seulement, la charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans le syndicat. Elle déclare très nettement que la qualité de membre d’un Parti ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une cause d’admission privilégiée, ni une cause de radiation spéciale de la part du syndicat. Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du citoyen. Et c’est juste, parce que le travailleur est une réalité de tous les jours, invariable dans son état comme dans ses désirs, tandis que le citoyen est une entité fugace. Le citoyen peut changer d’opinions, devenir par le jeu de l’évolution ou de l’involution l’adversaire de ce qu’il soutenait âprement hier, soit par conscience, soit par intérêt ; le travailleur, lui, reste semblable à lui-même ; il subit en tant que salarié la double exploitation et la double oppression du capitalisme et de l’État. Ce n’est qu’après avoir assuré économiquement sa défense de classe contre les capitalistes de toutes écoles politiques et philosophiques réunis, eux, en faisceau de classe compact, que le travailleur a le droit et la possibilité de faire de la politique et de philosopher à son aise.

Il déclare d’ailleurs nettement que si philosopher ne saurait nuire et au contraire à son éducation et à son activité sociale, il serait infiniment préférable que le travailleur s’abstînt de participer aux luttes politiques où il est souvent appelé à agir, sur ce plan particulier, aux côtés et en accord de certains de ses adversaires de classe : patrons dits libéraux, mais patrons avant tout.

Si le travailleur s’abstenait de fréquenter les groupements politiques prometteurs ou endormeurs, il n’est pas douteux que le syndicalisme serait depuis longtemps le seul groupement de classe de tous les ouvriers et qu’il les rassemblerait tous sous sa bannière. Le triomphe du syndicalisme qui, depuis Amiens, a rompu avec le Pouvoir, qu’il soit démocratique ou non, avec la Bourgeoisie et toutes ses institutions politiques et économiques, pour affirmer son rôle et sa mission d’avenir, serait depuis longtemps un fait accompli.

Le syndicat, de par la charte d’Amiens, n’est pas seulement un instrument de combat dam la société actuelle, il devient, dans sa conception, l’organe même de la transformation sociale, la cellule de base de la société à venir, celle-ci étant organisée par lui dans les domaines de la production et de la répartition.

L’attitude de neutralité du syndicalisme à l’égard des partis politiques est davantage qu’une méfiance des luttes électorales et parlementaires. S’il en était autrement, ce ne serait qu’une position temporaire et par conséquent révisable. Ce n’est pas le cas.

De cette neutralité découle, dans la réalité, l’idée que le syndicalisme s’étend et œuvre sur un plan très différent des partis politiques et que l’action politique et syndicaliste s’exerce sur deux terrains très distincts. Telle fut l’œuvre magistrale réalisée à Amiens.

Nous aurons l’occasion de revenir sur la valeur de cette charte, lorsque nous examinerons les luttes qui dressent les unes en face des autres les fractions aujourd’hui dispersées du mouvement syndicaliste français.

Quelle que soit l’évidente clarté de la charte d’Amiens, elle ne parvint pas à dissiper toutes les équivoques, à