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dans l’application de son programme. Quelques faits, par leur brutalité, suffiront, nous pensons, à initier les plus crédules.

Nous disons plus. haut que les gouvernements démocratiques — comme tous les gouvernements du reste — agissent au nom du peuple, mais en vue d’intérêts particuliers ; qu’on en juge. Les réseaux de chemins de fer français accusent, pour l’année 1925, un déficit de 750 millions de francs et laissent entrevoir pour l’exercice de 1926 une perte de 900 millions de francs. Or, en vertu des lois édictées au nom du peuple français, ce déficit doit être couvert par le Gouvernement qui sortira de ses caisses les sommes indispensables à l’équilibre du budget des compagnies ferroviaires. Quelle ne sera pas la stupeur du démocrate assez aveugle pour croire en la vertu du démocratisme, en apprenant que les compagnies de chemins de fer ont, en fin d’année 1925, distribué à leur personnel certaines petites gratifications en guise d’étrennes ; en voici le tableau :

Directeur ou assimilé………… 100.000 frs

Sous-Directeur général………… 60.000 —

Ingénieur en chef…………… 50.000 —

Ingénieur en chef adjoint…… 40.000 —

Ingénieur…………………… 30.000 —

Inspecteur principal…………..… 20.000 —

Inspecteur principal adjoint…… 15.000 —

Chef de gare………………… 800 —

Sous-chef de gare…………….. 600 —

Commis facteur……………… 400 —

Hommes d’équipe…………….. 60 —

Il n’est pas besoin de signaler la gratification dérisoire accordée au personnel inférieur et l’allocation princière touchée par l’État-major ; mais ce qui mérite d’être souligné, c’est que c’est le peuple qui est obligé, en vertu de son « pouvoir démocratique » de payer aux parasites sociaux des sommes fabuleuses et que si la somme d’impôts augmente chaque année, c’est que la démocratie est un foyer autour duquel viennent se grouper tous les profiteurs ignorés des classes laborieuses.

Le fait que nous signalons ci-dessus n’est pas un accident, un cas isolé, un crime pourrait-on dire, mais une chose normale, inhérente à la démocratie ; c’est la démocratie toute entière. Le monde moderne a été transformé en une vaste société anonyme à la tête de laquelle se trouve un Conseil d’Administration tout puissant, et ce Conseil est asservi aux grandes entreprises financières et industrielles qui détiennent en leur pouvoir toute richesse économique. Que l’on prenne les banques, les grandes entreprises de transport, l’industrie métallurgique et minière, les grandes administrations d’intérêt public, tout ce qui touche enfin à la vie active d’une nation, et l’on s’aperçoit que tous les rouages de l’économie sociale ont été abandonnés à quelques barons, véritables monarques qui, sur des monceaux d’or, président aux destinées de l’humanité.

La démocratie a accompli ce tour de force d’emprisonner le peuple dans la liberté. Elle lui a donné la liberté, mais elle lui a retiré les moyens de s’en servir. Elle lui permet d’accéder aux plus hautes fonctions, mais elle a élevé des barrières pour qu’il ne puisse pas y parvenir ; elle a déclaré que tous les individus étaient égaux, mais elle a maintenu les privilèges qui sont une source d’inégalité ; elle a affirmé que rien ne pouvait se faire sans son assentiment et sans sa volonté, mais elle a livré au marché de la concurrence le domaine politique des nations et, même dans les tragédies périodiques engendrées par les appétits particuliers, la démocratie ne peut rien contre les forces mauvaises qui la dirigent.

« Les nations se déchirent aujourd’hui comme alors, et peut être avec plus de furie ; mais alors les peuples

n’étaient pas consultés, tout dépendait de la volonté de princes que leur intérêt privé, guidait essentiellement, et qui avaient plus ou moins le sentiment des intérêts des nations. Aujourd’hui les peuples sont consultés ou paraissent l’être ; ils apportent à l’exécution des plans qu’on leur propose une adhésion plus formelle et mieux constatée ; ils semblent agir par eux-mêmes, et cependant, ils ne réussissent qu’à être des instruments ou des victimes. » (Léon Ferr, Revue des Deux Mondes, Mars 1871). Et c’est en effet bien ainsi que cela se passe. On semble consulter le peuple alors qu’en réalité on lui en impose et qu’on lui fait accepter, sous le fallacieux prétexte de sa souveraineté, les pires ignominies. Peut-on expliquer autrement les guerres qui ravagent l’humanité et plus particulièrement l’horrible boucherie de 1914 ?

Ce qui fait la puissance de la démocratie, c’est que le peuple n’arrive pas à comprendre que l’on puisse le berner à ce point, et que, dans sa confiance naïve, il s’imagine que la puissance politique peut avoir raison des forces économiques qui subordonnent en réalité toute l’activité politique. Dans son ignorance, le peuple détache le politique de l’économique ; il ne voit pas l’étroite corrélation qui existe entre ces deux organes essentiels de la vie collective et se figure que la politique à laquelle il accorde toute sa confiance, est un facteur d’évolution et de libération sociale alors qu’elle n’est, prise telle qu’elle se présente à nous dans les sociétés démocratiques, qu’un facteur d’asservissement.

Dans son dernier ouvrage « Les Contradictions du Monde Moderne », Francis Delaisi, après une étude approfondie de la situation créée par la grande guerre, est obligé de reconnaître non seulement l’erreur de la démocratie mais aussi ses dangers. » La souveraineté nationale, qui est apparue pendant un siècle comme la suprême garantie de sécurité pour les personnes et les entreprises, est maintenant, pour les unes et pour les autres, le suprême danger ». (Les Contradictions du Monde Moderne, p. 533). Nous pensons cependant que Francis Delaisi se trompe lorsqu’il pense conjurer le péril en séparant le politique de l’économique et qu’il déclare que « la séparation du politique et de l’économique amènera la fin des guerres d’affaires ». Il se trompe encore lorsqu’il pense que la Constitution des États-Unis d’Europe mettra fin aux grands conflits qui ensanglantent l’humanité. Normann Angell, dans « Sa grande Illusion » soutient également cette thèse et, pourtant, elle nous semble erronée. L’exemple de l’Amérique et de ses grandes républiques fédérées n’est pas suffisant pour ébranler les doutes qui nous animent, car s’il est possible de concilier les intérêts particuliers d’une fraction, il est impossible de concilier, dans un régime basé sur le Capital, les intérêts particuliers de toute l’humanité.

La constitution des États-Unis d’Europe et par extension des États-Unis d’Amérique est une nouvelle illusion dont on cherche à griser les peuples, illusion dangereuse et meurtrière, car les peuples souffriront de cette expérience. Elle est fondée sur une conception fausse puisque ce ne sont pas les divisions d’ordre politique qui déchaînent les grands conflits, mais les divisions d’ordre économique. Or l’unité économique ne peut être réalisé dans un monde dont le capitalisme est le moteur. Le capital n’est pas un facteur d’union, mais de désunion, et tant qu’il sera la source de toute l’activité humaine, la misère régnera en maîtresse sur le monde.

Séparer le politique de l’économique est inconcevable ; c’est peut-être une idée généreuse, mais elle ne peut se matérialiser, se réaliser dans l’ordre social actuel. La politique est le paravent derrière lequel se cachent les grands magnats de la finance et de l’industrie, c’est elle qui permet au capital d’évoluer librement à travers