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ceux qui, à quelque degré, s’efforcent d’amener les masses jusqu’au cœur de leur propre bien les ont déjà senties ou devinées…

Certes, le caractère presque exclusivement consultatif de leurs décisions, le champ restreint laissé à leur initiative, l’involontaire chevauchement des services aux attributions distinctes avec les achoppements et les conflits qui en résultent, en en desséchant pour ainsi dire l’attrait, contribuent à la disparition des groupes. De même l’incompréhension, l’apathie fondamentale, les incompatibilités extérieures, la méfiance à l’égard de la nouveauté, l’impréparation, la résistance des « sujets » soumis à l’expérience et qui, sentant confusément qu’ils sont, à certains égards, des moyens utilisés en vue d’une fin qui leur échappe, entrent en lutte, ouvertement ou sourdement, contre l’intelligence dominatrice qui les fait agir » (J. P.) ; autant de facteurs qui concourent à l’échec, sans infirmer en rien d’ailleurs la valeur de la tentative. Ce n’est pas, cependant, sans un serrement de cœur que, vers 1878, au seuil de la vieillesse et soucieux de fixer dans les œuvres toute la partie solide de son rêve, Godin devra renoncer à ces recours aux suffrages, à ce mouvement des groupes et unions sans en avoir pu obtenir, si précieuses fussent-elles, que des espérances et des indications, sans avoir pu amener les futurs associés à embrasser d’un regard averti et plus large ce berceau où s’éveille un travail peu à peu désenchaîné. Il se verra « obligé de prendre seul toutes les initiatives et de substituer une simple Charte octroyée au pacte social dont il eût aimé débattre librement les clauses avec son personnel émancipé » (J. P.). Mais la confiance qu’il conserve, pour l’avenir de l’association, dans le rôle salutaire des groupes, lui en fait prévoir, aux statuts, la résurrection. Et Mme Godin ‒ sa veuve, dépositaire de sa pensée et héritière de ses vues ‒ la regarde comme une des idées auxquelles le temps appartient…

Cependant, ces groupes, dont se détachent ainsi les intéressés, ne sont pas des voiles dressées sur un océan d’abstraction. Aux espérances fondées sur eux pour donner à l’association une âme qui, sans cesse se dérobe n’est pas limité le plan harmonieux et étendu de Godin. Les groupes sont liés à tout un ensemble d’institutions qui les préparent et les complètent. « Ils font partie d’un système : ils apportent un élément, le plus utile peut-être, à l’atmosphère de bien-être, de sécurité, de dignité, d’entraide, de sympathie que le travailleur respire au sein de l’Association, mais ils ne sont pas toute l’Association » (J. P.). Certes, « c’est surtout dans le sens d’une élévation progressive du personnel à la saine compréhension et au sage gouvernement de ses intérêts collectifs que les expériences de Godin ont été nombreuses, persévérantes, et riches en enseignements… Mais, combien de créations que le fondateur du Familistère a conçues, préparées, ébauchées et qui n’ont pu vivre par la faute des hommes ou la résistance des choses »… (J. P.) ‒ petites bandes d’enfants contribuant à de menues besognes d’entretien général, restaurant, annexes agricoles, etc… ‒ tentatives, pour la plupart, d’inspiration fouriériste…

D’autre part, dès 1861, une aile du Familistère reçoit les premières familles, et se constituent les premiers conseils élus des deux sexes « chargés de représenter tous les habitants dans les questions d’économie domestique commune » (Doc. biog.) et s’organisent les premiers magasins coopératifs. À l’usine, toujours à la recherche des capacités, Godin s’emploie à développer les procédés mécaniques de contrôle (gabarit, pesées, chronométrages, etc…) susceptibles de le documenter sur le niveau professionnel. En même temps, la généralisation du travail aux pièces, « en laissant, dit-il, à

l’ouvrier toute liberté d’activer ou de ralentir à son gré ses efforts producteurs » aura pour effet d’abréger progressivement la durée de la journée de travail. « À un ouvrier qui lui demande de reculer d’une heure ou deux la fermeture des ateliers quand les commandes affluent, au lieu d’embaucher des ouvriers nouveaux, Godin répond en évoquant le temps où, simple compagnon serrurier, il maugréait contre le labeur épuisant qui, le tenant douze heures et plus courbé sur l’étau, l’empêchait de parfaire son instruction dont il ressentait cruellement les lacunes. » (J. P.). Il caresse l’espoir que la vie des groupes sera heureusement influencée par cette conquête du loisir, qui va permettre à l’ouvrier de s’intéresser à tout ce qui peut relever son état. Par ailleurs, il distribue les premiers titres de participation qui, par les voies matérielles contribueront à l’amener plus avant dans l’entreprise… Aile par aile, le Familistère s’édifie, malgré les charges nouvelles d’un mandat de cinq ans à l’Assemblée nationale où il est élu contre l’Empire. En 1880, le Palais social s’est augmenté de tout un groupe de constructions nouvelles et Godin, impuissant à revivifier les groupes, après tant de recherches, d’espoirs coupés de clartés cruelles, s’apprête, après une dernière mise au point des statuts, à donner à l’Association qu’il a mûri l’existence de fait et la consécration légale…

Il y arrive, « impatient de payer sa dette aux ouvriers dont le travail l’a aidé dans sa rude ascension » (J.P.), mais il ne regarde pas son œuvre comme circonscrite au cercle de ses collaborateurs immédiats. S’il estime que, pour ceux-là, « la meilleure manière de ne pas être en reste avec eux est de les diriger, tous ensemble, vers les lumineux sommets qu’il a eu tant de peine à gravir » (J. P.), sa sollicitude, « par-delà les murs de sa fabrique et de sa petite ville, s’élance vers la foule innombrable des déshérités de la vie » (J. P.) « Mon œuvre n’a pas été conçue en vue de vous seuls » dira-t-il un an plus tard à son personnel. « Si je n’avais eu d’autre but que de créer des avantages à votre seul profit, il y a longtemps que votre incrédulité et votre insouciance m’eussent lassé et découragé au point de me faire renoncer à mes projets. Mais je sentais qu’en travaillant pour vous je travaillais pour le monde, qu’en luttant contre tous les obstacles qui se sont dressés de toutes parts sur mon chemin, je luttais pour tous les travailleurs, pour l’humanité elle-même ; et ce sentiment m’a soutenu, m’a fait avancer dans une voie où d’autres, moins convaincus, se fussent arrêtés. » (Doc. biog.)


Le Familistère. ̶ L’association du Capital et du Travail

Nous allons maintenant examiner le Familistère de Guise, considéré à la fois comme le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux acclimatations nébuleuses du Phalanstère, et comme un pas ‒ élan tout moderne ‒ vers la synthèse du travail et du capital, par voie d’association progressive. Nous y frôlerons à peine l’attrait, non pas qu’il en ait été rejeté comme indigne, mais parce qu’on a jugé mortelles (elles l’ont prouvé) ses manifestations dans le cadre d’un groupe isolé. Il lui faut l’immensité mouvante de la production généralisée. Il ne peut apporter que des incohérences perturbantes dans une œuvre ̶ déjà comme un îlot sur la mer perfide ‒ qui vise, pour des démonstrations d’un autre ordre, à la perduration. Si, avec les groupes, s’en est allé, presque en totalité, l’effort vers la pénétration harmonique des travaux, nous retrouverons des institutions qui tendent à rendre tangibles la solidarité et qui ‒ dans leur lettre, et, en fait, sur un plan ‒ ont survécu. Nous y verrons la