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lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s’assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d’une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir ».

S’il en est — parmi nos contemporains studieusement penchés sur les choses d’autrefois et ne se satisfaisant pas d’apparence et de faux reflet — qui conservent la foi dans ce que l’histoire peut apporter de solide sur les événements du passé, c’est qu’ils ont oublié de regarder la manière dont on triture, à deux pas d’eux, les matériaux capables de nous éclairer sur les antécédents, les abords et les prémices de la dernière épopée. Tout est là, en principe, sous nos yeux. Nous avons vécu les faits, le conflit nous a remués jusqu’aux entrailles. L’Europe en a été secouée jusque dans ses fondements. Et cependant, si près que nous soyons, les mobiles, tant immédiats que lointains, nous en demeurent cachés ou tachés de lourdes obscurités. Ils ont été habilement dissimulés, les textes les plus compromettants détruits, les autres truqués, tronqués, el ce qui s’étale à notre portée est la plus fallacieuse et la plus fourbe des apologies unilatérales. Nos descendants auront la distance et le sang-froid de l’impartialité, mais nous tenons — et les retrouveront-ils ? — les circonstances encore chaudes de la guerre et le vrai nous échappe. Comment voulez-vous que, d’un passé où tant d’intéressés n’ont pas manqué de faire disparaître les documents susceptibles de les desservir auprès des justiciers du temps, puisse s’opérer la synthèse de toutes les lumières dispersées ? Chaque nation a son histoire : le faisceau de mensonge dont elle enveloppe ses ressortissants et où ses vices et ses crimes revêtent les aspects touchants et méritoires du sacrifice et du droit, l’histoire que l’on bâtit avec les légendes d’abord, les fables colportées, les récits controuvés assis au rang de l’indiscutable, avec les données des cours ensuite, les livres falsifiés des chancelleries enfin et qui bénéficie du crédit public. Ne peut-on dire, de ce que nous croyons trouver d’évidences globales dans les écrits de nos ascendants, ce que Chamfort disait des vérités qui regardent les hommes : « Jamais le monde n’est connu par les livres, et la raison la voici : c’est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l’amour-propre n’ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami, quoique ces petites choses soient très importantes au succès des plus grandes affaires ». Les petites choses qu’on a lues ou qui se sont perdues ont été souvent, elles aussi, souvent décisives dans « les grandes affaires » de l’histoire.

Les phénomènes sociaux qui, du fond des siècles, roulent les flots changeants de l’histoire « apparaissent comme des mécanismes extrêmement compliqués, étroitement hiérarchisés et où la simplicité ne s’observe guère. L’évolution des peuples est aussi complexe que celle des êtres vivants » (G. Le Bon). L’histoire renouvelle incessamment les situations où les peuples paraissent — en leurs masses influençables et grégaires — à la merci des impulsions adroites de leurs conducteurs. Les secrets de cet incessant reflux vers la barbarie à la faveur d’entreprises dominatrices ou spoliatrices résident à la fois dans deux facteurs qui, à certaines heures critiques, trouvent l’un dans l’autre leur correspondant : l’avidité égoïste de l’individu, la malléabilité crédule de la foule. Pénétrer la psychologie de ces deux forces, en mesurer les réciproques répercussions éclairerait — plus que de vaines et superficielles nomenclatures — le jeu des institutions et des hommes dans les remous du temps. L’histoire, attentive aux ondulations, au fracas des vagues, et si longtemps préoccupée des apparences et du bruit, n’aura chance de s’arracher aux voies sans

issue vers lesquelles elle égare la confiance générale, que si elle consent à chercher la raison du choc des peuples et de l’identité de son étiage moral dans les ressorts cachés de l’être séculairement assujetti aux pressions obscures du Cosmos. Quelles que soient les hauteurs prometteuses de l’isolé, il n’est — rejeté dans le bloc de l’espèce — qu’une fraction docile et primaire et ses actions, noyées en elles, revêtent l’ampleur brutale et incomprise de tous les groupes mouvants de l’univers. A quelle puissance irrésistible obéit l’homme qui, dans la foule, rapporte au primitif le plus éclairé de lui-même ? Mystérieuse subjugation des peuples aussi qui, à l’encontre de leurs joies quotidiennes et de l’évidente raison de vivre, s’anéantissent avec une sorte d’ivresse sous le signe concordant d’individuelles injonctions. Psychologie de l’homme et des masses, étude des réflexes et des persistances instinctives, superficialité des acquisitions civilisatrices, discernance du sens évolutif, rattachement du flux humain au mouvement universel, investigations débarrassées de ce fatalisme de progrès qui dénature la vision, fausse de préconçu les notations, prépondérance des recherches données aux courants de fond qui bouleversent et pétrissent les sociétés, etc., voilà — incomplet — un champ sur lequel l’histoire ne s’est encore penchée qu’à demi. La verrons-nous, audacieuse et sagace, orienter sa tâche vers ces ardus problèmes ? Nous sommes las de la voir enrouler les peuples dans l’écheveau sanglant de ses légendes, écraser l’humanité sous un fatras d’atrocités et porter en triomphe aux temps futurs le vide décevant des hommes…

La véritable histoire qu’il s’agit d’écrire est peut-être celle dont Condorcet a tracé comme une esquisse parallèle, à savoir l’histoire non tant de l’esprit, que de la nature humaine. Encore faudrait-il que deux conditions fussent réunies, aujourd’hui grosses encore d’inconnu : la possibilité de mesurer les étapes de cette nature et de toucher la certitude qu’elles correspondent à une marche en avant « vers la vérité ou le bonheur ». Car si les hommes ne sont pas meilleurs ni plus vrais — et le sont-ils ? — si les apports, dont a pu, à travers les siècles, s’enrichir leur intelligence, n’ont pas ajouté à quelque sincérité ou ébauché quelque harmonie, vaines sont les lumières qu’ils ont groupées. Chaque jour ils la feront servir aux destructions et à la tyrannie. Et le patrimoine d’une prétendue civilisation ne sera que l’art nuancé de préparer des ruines… Suivre, à travers les changements matériels, les modifications de l’esprit et constater si cette maîtrise grandissante de l’homme sur les choses, qui constitue la plus remarquable conquête scientifique, s’accompagne de la possession croissante et éclairée de soi-même et de son don généreux ! Empire qui constituerait l’extension vraiment bienfaisante de notre nature et l’élévation conséquente des rapports humains… Mais jusqu’ici l’orgueil a étourdi le conquérant et, la science n’a fait, semble-t-il, que favoriser (avec des moyens toujours plus ingénieux de les satisfaire) l’éclosion et les exigences d’appétits nouveaux. Et l’homme se présente, du haut de la civilisation, comme une brute savante écrasant son semblable. « Lorsque l’on considère, dit Chamfort, que le produit du travail et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer trois cents millions d’hommes répandus sur le globe à une trentaine de despotes, la plupart ignorants ou imbéciles, dont chacun est gouverné par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que penser de l’humanité, et qu’attendre d’elle à l’avenir ? »… Il est possible que l’instinct belliqueux soit un des plus impérieux de la nature humaine, mais en dépit de certaines affirmations, la preuve ne me paraît pas faite que « la certitude de la paix engendrerait avant un demi-siècle, comme le prétend M. de Voguë, une corruption et une décadence plus destructives que la pire des guerres ». Il est exact, d’autre part, que les découvertes