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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/3

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moyens d’apprendre un métier ; une tendance réfractaire aux idéologies sociales se fit et empêcha le compagnonnage de se mêler aux mouvements sociaux et révolutionnaires. Les rites religieux et les formules absolues compagnonniques détournèrent les disciples d’étudier le rôle humanitaire de l’individu, afin de le perfectionner pour transformer la société, tandis qu’ils se confinaient dans la science réduite à un seul métier. Par les États Généraux qui accordèrent des libertés aux corporations reconnues, le compagnon menuisier-ébéniste, d’abord dépendant d’un couvent ou d’une seigneurie, se libéra en partie des tutelles du travail chez le consommateur, et les compagnons reçus voyagèrent librement.

C’est avec Boule, sous Louis XIV, que la spécialisation méticuleuse de l’ébéniste se confirme dans les meubles plaqués et incrustés de cuivre et de filets.

Sous Louis XV, un besoin d’air, de liberté se manifeste chez les compagnons du meuble, qui traitent d’aristocrates les ouvriers du Louvre et de St-Gervais. Se trouvant concentrés et trop esclaves des règlements qui régissent la corporation, ils s’en vont monter des ateliers plus libres, hors la Bastille, dans le faubourg St-Antoine. Des hôtesses et des mères pour les Gavots et les Dévoirants s’y établissent. Colbert les protège en les laissant échapper à l’application des Statuts. Les cabarets s’y montèrent aussi. Des historiens racontent qu’un des fils de Boule était poursuivi par les tenanciers auxquels il négligeait de payer son écot et qu’imitaient beaucoup de compagnons qui aimaient la dive bouteille. L’absence d’idéal social, la seule conception du métier, la pseudo indépendance qu’acquirent les ébénistes du faubourg, n’en firent ni des studieux, ni des érudits ; d’une part, parce que les éducateurs étaient des religieux qui n’admettaient pas les recherches au delà de leur dogme ; ensuite, les possibilités de s’instruire n’appartenaient qu’aux classes nobles et privilégiées. Alors, comment s’étonner que les poussières du bois altérant les gosiers, les ébénistes soient ataviquement intempérants ?

Dans les nouveaux Statuts de la corporation des menuisiers-ébénistes de 1743, nous voyons, qu’outre le chef-d’œuvre, pour être reçu compagnon, il faut professer la religion catholique, apostolique et romaine ; être Français. L’apprenti ayant terminé l’apprentissage est tenu de servir le maître comme compagnon encore au moins trois années. Après les six ans d’apprentissage, payer au receveur 250 livres, au bureau 15 livres, à l’hôpital 3 livres, à l’étalonnage 12 livres, à la confrérie 6 livres. Il était difficile d’arriver à la maîtrise si l’on n’était pas fils de maître ; pour l’obtenir, en dehors du banquet, il fallait payer de 12 à 1.500 livres.

En 1776, Turgot abolit les corporations, les maîtrises et les jurandes disant que : « Le droit de travailler était la propriété de tous, et, la première, la plus imprescriptible de toutes. » Les maîtres et les jurés protestèrent, mais ne réussirent pas à conserver tous leurs anciens privilèges.

Après la Révolution et les longues guerres de l’Empire, un malaise général se fit sentir par une grande baisse dans le travail du mobilier, qui contribua au développement de l’artisanat, dans le faubourg Saint-Antoine, entre les rues de Charenton, de Charonne, et le couvent de Ste Marguerite. Les gros fabricants n’existaient pas encore ; l’on ne savait pas ce qu’étaient les grèves. Les conflits qui se produisaient s’arrangeaient et n’avaient pas de suites fâcheuses. De 1830 à 1848, des fabriques de meubles occupant jusqu’à vingt ébénistes sont notées dans le faubourg. Un peu plus tard, c’est Krieger qui s’établit dans une cour en face la rue de Charonne, il ne tarda pas à être le plus gros exploiteur de Paris. En 1857, il occupait une cinquantaine d’ébénistes, des scieurs de long, des sculpteurs et

des chaisiers. En se détachant du compagnonnage, l’artisan et l’ouvrier ébéniste prirent goût au nouvel affranchissement. Le lundi, ils allaient à la pêche en Seine ou chansonner sous une tonnelle de Charonne ; ils ne dédaignaient pas les boules et les parties aux cartes. Krieger vit d’un mauvais œil cette licence, et le va-et-vient journalier dans ses ateliers. Il décida la pose d’une grosse cloche pour annoncer l’entrée et la sortie des ouvriers ; ce fut fatal, la première fois qu’elle sonna, aucun ébéniste ne rentra. Les ouvriers des alentours s’en rendirent solidaires, comprenant que c’était un retour au servage. La grève fut acclamée ; une barricade de pavés fut dressée devant la porte, et la circulation fut interrompue dans le faubourg. Le maître Krieger eut peur, et la cloche que l’on pouvait encore voir il y a quelques années, fut toujours muette et jamais ne sonna. Quelques années plus tard, Jeanselme, patron ébéniste et chaisier au Marais, voulut aussi avoir une cloche ; elle n’eut pas plus de succès que celle à Krieger. Ces deux faits montrent la mentalité des ouvriers ébénistes.

En 1848, on faisait trois repas : le premier à 9 heures, de une heure ; le deuxième, à 2 heures, de trente minutes ; le troisième après la journée, qui était de douze heures de travail, pour un salaire de 3 fr.50.

En 1857, après une grève, les salaires sont élevés à 4 fr. 50 pour douze heures. En 1867, le prix à l’heure fut fixé à 60 centimes, le travail aux pièces commença dans les spécialités. La grande grève de 1881 fit obtenir 80 centimes, et un pourcentage sur les anciens tarifs des forfaits. Le travail aux pièces, qui, depuis une vingtaine d’années, avait pris un essor considérable en concurrençant le travail à l’heure, fit diminuer le taux de celui-ci, au point que de nombreux patrons ne payaient que 70 et même 60 centimes l’heure. De 1889 à 1900, se manifesta une intense propagande pour ne travailler que dix heures et pour la suppression des travaux aux pièces ; elle réussit en partie dans les maisons qui fabriquaient le meuble de luxe et le bon commercial de commande. Après 1900, tout en luttant contre le travail aux pièces qui favorisait les forts et les doués, on revendiqua la journée de neuf heures. Quelques maisons anglaises, étant venues s’établir à Paris, y continuèrent la semaine finissant le samedi à midi ; elles facilitèrent la tâche pour les neuf heures. Des améliorations dans ce sens s’obtenaient quand arriva la grande boucherie de 1914, qui arrêta tout ce qui avait été acquis. À la fin de la guerre, par la force des événements et la surexcitation des travailleurs, sous l’influence de la peur, le Gouvernement décréta la loi de huit heures. On sait le regret qu’en eurent les dirigeants et les financiers et comment, unis au patronat, ils essayent, depuis, de la supprimer.

Dans les mouvements sociaux, les ébénistes furent toujours de l’avant ; la Commune de 1871 comptait ses plus ardents bataillons dans les quartiers de Ste-Marguerite et de Charonne. La répression de la Commune fit partir de nombreux ébénistes en Belgique, en Angleterre et en Amérique. À Londres, ils introduisirent la marqueterie, les filets et la monture en bronze dans le goût parisien, ce qui ne manqua pas de concurrencer le meuble français.

À Paris, le Syndicat, en gestation en 1869 avec l’Internationale, fondé en 1874, progressa continuellement. Tout d’abord radical-socialiste, il passa par les phases possibilistes pour arriver dans le socialisme autoritaire marxiste. Au début, ce fut la Chambre Syndicale des ouvriers ébénistes.

De nombreux menuisiers entrant dans la fabrication du meuble massif, en 1884, il se forma l’Union corporative et syndicale du meuble sculpté. Ces deux organisations étaient imbues de socialisme et avaient chacune un conseiller prud’homme ; les litiges étaient