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qui s’inspire d’une cosmologie bouleversée « on vise au contraire à les rendre plus intenses, plus productives, au profit de chacun des individus qui groupent leurs efforts. Le but final, c’est la satisfaction plus grande de l’individu. » (de Lestrade). Le social, au moins dans son essence et ses attendus généraux, est — ne l’oublions pas — une avance (naturelle ou non) faite par les individus pour la garantie et l’appui de leur individualité. Et l’individu — en dehors de tout contrôle rigoureux qui, aussitôt que l’on quitte l’économie, a quelque chose de singulièrement puéril — entend se réserver le droit d’insurrection contre toute société qui s’oppose à telle équitable et rationnelle récupération. Il n’est pas — il ne doit pas être — en instance de sacrifice sur l’autel d’une collectivité extérieure à lui. Il a fait dans la société un placement (lequel n’exclut pas la forme élevée du don), il a fait un placement, ou le mouvement des forces obscures de la nature nous le fait apparaître tel, il n’importe. Et nous le regardons à la fois, dans son principe, comme inéluctable et fécond. Dès que le système social détourné de son but, faussé dans ses bienfaits, étouffe ses possibilités, dès que la société lui ferme les voies qu’elle a pour fonction de libérer et d’élargir, pourquoi l’individu n’en dénoncerait-il pas les clauses, tacites ou formelles, cette fois tyranniques ? Contre un marché de dupes, l’individu se doit, par la révolte, de sauvegarder sa part humaine au devenir. Et l’anarchiste est avec lui — de par ses revendications primordiales — qui ne renonce pas à exercer l’autorité pour la subir et pour qui les méfaits qu’il dénonce dans l’individuel ne deviennent jamais des vertus parce que transposées dans le social ; l’anarchiste qui, se refusant (à l’invocation de tels considérants : sentimentaux, intellectuels, éthiques, etc., ou de leur coalition) à tourner contre autrui l’oppression, ne peut de quiconque en tolérer l’exercice. Car s’il est « naturel et bienfaisant qu’un être, qu’un individu, ait à la fois une vie intérieure dont il est maître souverain, absolu, et une vie extérieure qu’il harmonise avec celle de ses semblables ; et qu’il unisse ses énergies à celles de ses semblables pour triompher avec moins d’efforts des résistances des choses, il n’est ni naturel ni bienfaisant qu’il abdique la maîtrise de lui-même, soumette sa personnalité non pas seulement à une autre, mais à une collectivité. » (De Lestrade).



La sociabilité (que la société la précède ou qu’elle en soit le corollaire), le besoin (servi ou non par un penchant originel) d’association, d’adduction humaine, se manifestent dès les premiers âges de l’espèce et avec un tel caractère d’irrésistibilité (solidarité d’abord défensive amplifiée peu à peu jusqu’aux échanges les plus diversifiés et dont les nécessités, à mesure qu’elles s’élèvent, si elles demeurent impérieuses, sont de moins en moins apparentes) qu’on peut les regarder en fait comme naturelles à l’homme. Naturel ainsi donc l’état de société (branche ou conséquence de la sociabilité) dont les animaux eux-mêmes, à côté des premiers hommes, nous offrent des réalisations déjà remarquables. Seuls sont manifestement conventionnels, transitoires, révisables les modes d’agglutination et d’organisation sociétaire, les formes économiques et sociales, les systèmes et les régimes qui règlent — s’ils n’ordonnent — les rapports entre individus. Si la société correspond sensiblement au degré de développement des individus, à leur niveau intellectuel et moral, au point qu’on a pu dire : tels hommes, telle société (ou inversement), il n’en est pas de même des régimes économiques, des systèmes qui sont la superstructure, souvent parasitaire, du social et qui semblent en favoriser — mais plus encore en paralysent — l’évolution. La société traduit dans l’ensemble (mœurs, opinions, manifestations de

sociabilité, etc.), sinon les désirs obscurs des individus et leur intime accordance, au moins leur consentement et leur globale adaptation. Adhésion en quelque sorte passive cependant, pour la plupart, et, somme toute, superficielle, expression encore d’un « mensonge conventionnel », approbation, presque toujours exclusive d’un choix volontaire, d’individus acquiesçant dans l’obscurité de leur ignorance et sous la confuse astreinte d’immédiates nécessités. Quant aux systèmes sociaux, qui ont dans l’État, dans les gouvernements leur quintessence autoritaire, ils servent (c’est le cas général) les intérêts des minorités privilégiées et ne doivent leur empire qu’au subterfuge et à la force. Et l’adage : « les individus (et les peuples) ont les sociétés et les gouvernements qu’ils méritent », à peine exact quant aux sociétés, ne peut être retenu pour les gouvernements sans de sérieuses réserves. Les régimes sociaux, en effet (par leur agent, l’État, et ses variantes politiques), savent s’entourer d’un réseau de protection tel qu’il assure leur perduration bien au delà de la convenance des gouvernés. Certes ceux-ci vivent souvent dans une sorte d’inconscience de leurs besoins véritables, et emprisonnés dans une désirance rudimentaire. Mais aussi ils se sentent éloignés des conditions propres à les satisfaire, tenus à distance qu’ils sont de la vie intellectuelle et d’un mouvement libre et personnel. Pris entre le mysticisme de leurs espérances et le fatalisme de leur sort, ils consentent à d’absurdes souffrances et demeurent confusément malheureux. Plus ou moins travaillés par le levain des penseurs ou ébranlés par les appels de leur propre nature, le frémissement d’imprécises aspirations, ou seulement irrités par de compressives réductions, les individus n’affrontent qu’à regret — et dans certaines circonstances critiques — le risque parfois mortel des assauts maladroits contre les bastions du pouvoir. D’ordinaire quelques réformes habiles — os à point jeté — font rentrer pour un temps dans la niche sociale le peuple qui montre les dents. Et s’appesantit en lui — dans l’inexercice de ses moyens — le sentiment d’une impuissance pourtant toute relative et momentanée. Les incompatibilités aiguës, les resserrements excessifs s’accompagnent parfois cependant d’une concertation réactive des individus qui, victorieuse, assure, avec des chances plus ou moins heureuses, le changement escompté. C’est ainsi que les révolutions, recours suprême des contractants lésés, non admis à la révision pacifique, tentent d’accoucher par la force les régimes nouveaux.



Les sociétés (ou mieux les groupes sociaux) étendues peu à peu des clans familiaux aux nations, à travers maintes conjonctions intermédiaires : tribus sauvages, communes rustiques, embryons féodaux, cités moyennâgeuses, seigneuries provinciales, tendent à s’épanouir en confédérations intéressées, aux cadres internationaux. D’autre part le décongestionnement vital des organismes centralisateurs épuisés par une lourde concentration est appelé à favoriser, même peut-être par voie d’évolution, un réveil progressif d’autonomie communale et cellulaire. Quant aux systèmes sociaux, l’économie en a presque toujours pétri et dominé le caractère. Partis, par la conquête primitive, de l’appropriation individuelle non seulement des biens généraux mais des moyens mêmes de la vie, ils ont perpétué cette mainmise, par l’esclavage antique, le servage médiéval, le salariat moderne, jusqu’au capitalisme, apogée présente de la possession antisociale. Et, malgré de dures résistances qui déjà sont des spasmes de transition, l’économie s’oriente vers des formes plus ou moins collectives de socialisme et de communisme dont maintes associations, voire de trusts et de cartels décèlent jusque dans le capitalisme l’évidente pénétration, et qui