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(ou des milieux) adéquat à toute époque, au maximum de bien-être et, de liberté pour chaque individu » les éloigne d’une absurde stagnation. Et leur doctrine sociale, sous le contrôle de ce principe, demeure éminemment circonstanciée et constamment révisable. Or l’existence même d’un milieu où toutes les individualités pourront poursuivre librement leur évolution implique logiquement qu’il ne pourra y être toléré l’oppressive suprématie d’une individualité particulière et que toute liberté d’expansion (et ce mot est pris ici dans son sens effectif et n’a rien de commun avec l’artifice déclamatoire des morales en vigueur) s’y limitera à la liberté voisine. Car « il est évident que l’homme ne peut être absolument libre que dans l’isolement absolu. Toute collectivité, toute société, toute vie publique restreint la liberté de chacun dans la mesure nécessaire à l’exercice de la liberté d’autrui. L’essentiel est que cette vie politique qui est pour l’homme un moyen » le demeure pour tous et ne devienne jamais une fin ni en elle-même, ni, par prédominance oppressive, pour quelques-uns, pour quiconque. D’autre part si la société n’est, théoriquement, qu’une « entité abstraite, qui ne subsiste que par et pour les individus », elle n’en a pas moins, pour chacun de nous, une existence réelle dont pas un être intelligent ne niera les bienfaits. Que ce soit par égoïsme développé ou par altruisme natif (tous deux d’ailleurs évolutifs) que l’homme se porte vers son prochain, qu’il s’agisse d’un prolongement ou d’un dédoublement (l’un comme l’autre fécond), c’est là le terrain — plus spéculatif qu’efficient — de la philosophie. Mais les faits, mais l’expérience, tout ce que nous savons de la vie et du monde nous dit que l’homme ne vit pas seul, que tout ce qu’il a pu acquérir qui vaille humainement lui vient de ses rapports avec ses semblables, bref qu’il ne serait, sans eux, qu’une pauvre cellule chétive et désemparée en lutte constante pour ne pas périr. L’individu n’a pu croître et s’élever que par l’appui des individus, voisins, par une coalition défensive d’abord, propulsive ensuite contre les forces adverses. Car l’entr’aide n’est pas qu’un misérable resserrement vital — précieux du reste — elle est le facteur constant de nos plus belles acquisitions…



Du point de vue biologique, nous l’avons vu, la liberté est la chose essentielle : « sans elle, la croissance et le développement individuels sont impossibles, et partout où le développement de l’individu est entravé, l’évolution de l’humanité s’arrête. Il nous est impossible d’énumérer les innombrables arrêts, de calculer en chiffres exacts la gravité des blessures infligées à nos libertés individuelles quand le pendule revient vers l’esclavage. Néanmoins, sans conteste possible, il y a blessure. Il ne peut en être autrement d’ailleurs. Biologiquement parlant, nous faisons tous partie d’un même ensemble organique, — l’espèce humaine, — faire tort à l’un, c’est faire tort à tous. On ne peut, pas avoir la liberté à l’une des extrémités de la chaîne et l’esclavage à l’autre extrémité. Selon nous le Privilège doit être aboli, quel que soit son aspect ou sa formation. Le Privilège est la négation de l’unité organique de l’humanité, de cette unité de la famille humaine que nous regardons comme une vérité scientifique. » (W.-C. Owen). Mais à l’égard de ce privilège (dont l’appropriation foncière et la monopolisation arbitraire des moyens de production, d’échange et de consommation, constitue actuellement le type économique), une fois opérée la réduction de toutes ses formes accessibles, les individus ne peuvent — sans se condamner de nouveau à l’amoindrissement prochain — se départir d’une clairvoyante vigilance. Notre conception de la liberté de vie s’oppose non seulement à la licence, mais à la liberté même du privilège. Leurs principes s’excluent au point que nous ne pouvons, dans la logique, en concevoir même, dans

le milieu social, la coexistence. Mais nous savons que, dans l’état actuel des mentalités générales, le jeu libre des individualités est pratiquement impossible sans des mesures propres à en garantir l’exercice. S’abandonner au rythme idéal d’une liberté théorique, c’est tenir ouvertes au privilège toutes les portes — ou presque — pour une rentrée sociale, c’est lui offrir toutes les facilités de reconstitution. La coalition des humains avertis — comme celle des faibles dans la nature d’ailleurs — doit tenir en respect (et je n’évoque ici nul appareil, nulle méthode ou organisation spéciale de résistance et d’alarme) les forces brutales — instinctives aussi — à l’affût inlassé de toutes nos défaillances et de tous nos relâchements. En attendant que les faibles s’élèvent à la force de la raison par la culture et la conscience de leur individualisme, on ne peut s’en remettre aux forces du hasard du soin de tenir en équilibre tolérant et fertile les portions actives, différenciées, multitudiques de l’humanité…

De même que « l’individualité physiologique — et son harmonie — est constituée par l’activité propre, mais cependant subordonnée à l’activité totale, des éléments cellulaires » de même le corps social doit être considéré comme un organisme (superposé sans doute, mais non superfétatoire) dont le fonctionnement, utile à tous, « nécessite un acquiescement de la liberté individuelle ». Dans le désordre des régimes actuels, où quelque Moloch social subsiste et où les avantages sont faussés dans leur application (dans leur préparation aussi) plus encore que dans leur principe (théoriquement libéral), c’est surtout la balance des biens sociaux, des protections sociales, qui est à refaire et, en vue de justes apaisements et d’équitables possibilités individuelles, l’économie confiée aux associations privées et libres. Et c’est la marche de l’ensemble social réglée sur les exigences mouvantes de tous ses composants individuels, en vue de leur plus complète satisfaction… Il nous apparaît que « la planète n’est pas faite pour être dominée par quelques-uns » et qu’elle ne doit pas être le « fief » de quelque aristocratie. À nos yeux, « la terre est faite pour être utilisée, librement et également par tous ceux qui y vivent… C’est un organisme économique unique, un entrepôt unique de richesses naturelles, un atelier unique où ont un égal droit de travailler tous les hommes et toutes les femmes. » (W.-C. Owen). Mais, sur ce terrain naturellement offert à toutes les existences humaines, les plus forts, ou les plus rusés, bref les plus âpres ont établi ce règne permanent de la curée qu’une soi-disant civilisation encense et justifie. Et si la civilisation nouvelle ne veut pas retomber sous la griffe d’une « société de loups » elle devra lui opposer des institutions plus solides que le rempart de sa raison et la proclamation d’une liberté générale…

Il n’est pas, socialement, de prédominance limitative que nous puissions accepter, fût-ce celle d’une « élite ». Où est d’ailleurs la supériorité ? Et qui en est juge ? Et chacun ne possède-t-il pas en lui les éléments de sa propre supériorité ? « Qui de vous, disait Élisée Reclus, qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? » À quel étalon se rapporte l’élite ? Où en sont les attributs immuables ? Et « l’élite maîtresse » va-t-elle, pour asseoir son triomphe, paralyser la naissance ou l’essor d’une « élite inconnue » ?… D’autre part, l’individualisme qui trouve en l’anarchisme ses principes et ses garants n’est pas ce scepticisme qui, pour sauver l’individu du relativisme social, pour l’arracher à ses limitations, le précipite, en un irréalisme de fait, dans cette non-existence en laquelle se résorbe l’entité. Là n’est pas le caractère, riche et puissant de « l’homme le plus seul ». Et l’individualisme aristocratique lui-même (si intellectuellement ou esthétiquement spécialisé soit-il) ne peut se concevoir muré dans quel-