trouver dans la laïcité de nouveaux moyens de puissance pour succéder à ceux de la religion. Il ne fallait pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.
Il y avait tout de même un progrès. Si obscurantiste que demeure la laïcité officielle, elle est l’aboutissement d’un passé d’idées, de libres recherches, de révoltes de l’esprit qui neutralisent cet obscurantisme. Celui-ci, dans un dernier triomphe, amènera peut-être l’humanité à se détruire complètement dans une crise de folie guerrière comme celle que nous traversons, — ce sera alors l’ultime manifestation de son mysticisme —, mais il est impossible, si l’humanité continue à vivre, qu’elle puisse accepter laïquement cinquante nouveaux siècles d’oppression comme ceux qu’elle a subis religieusement. La route du progrès, qui « monte en lacets », comme l’a écrit Renan, va parfois s’égarer dans des profondeurs bien sombres ; elle revient infailliblement à la lumière et elle montera toujours tant que la flamme de l’esprit ne s’éteindra pas devant elle.
En dehors des profiteurs de la démocratie, naturellement satisfaits de l’état de chose, tout le monde reconnaît qu’elle n’a pas tenu ses promesses d’instruction populaire. Dès le lendemain de la guerre de 1870, les républicains avaient compris la nécessité d’organiser cette instruction et ils avaient déposé un projet de loi tendant à réaliser la laïcité, l’obligation et la gratuité de l’enseignement public. L’Église, encore toute-puissante, et qui régnait sur l’école par la loi Falloux, réussit à faire avorter le projet grâce à M. Jules Simon, ministre de l’Instruction publique. Ce ne fut qu’après une longue lutte, soutenue surtout devant l’opinion par Jean Macé, fondateur de la Ligue de l’Enseignement, et au Parlement par Jules Ferry, Paul Bert et Ferdinand Buisson, qu’on arriva à faire voter la loi de 1882. Quel était le but de Jean Macé, de la Ligue « Faire penser ceux qui ne pensent pas, faire agir ceux qui n’agissent pas, faire des électeurs et non pas des élections » ? On ne pouvait avoir un programme plus large pour accorder la démocratie avec une véritable humanité. Ce programme a-t-il été rempli et ce but a-t-il été atteint ? La réponse est la même que celle posée par la Ligue des Droits de l’Homme à cette autre question : « Les droits de l’homme sont reconnus ; sont-ils appliqués ? » Non.
Non seulement le but démocratique de l’instruction officielle n’est pas atteint, mais elle s’en éloigne de plus en plus. De plus en plus, la démocratie, corrompue par ses profiteurs et rétrogradant vers des méthodes arbitraires, s’efforce d’empêcher de penser ceux qui ne pensent pas et d’agir ceux qui n’agissent pas. De plus en plus, elle fait des élections au lieu de faire des électeurs. De plus en plus le « peuple souverain » demeure un troupeau inconscient, exploité par des maîtres indignes qu’il a la sottise de désigner lui-même.
L’obligation scolaire n’existe pas. Elle ne peut pas exister tant que l’État ne met pas à la disposition des familles tous les moyens matériels leur permettant d’envoyer leurs enfants à l’école. Elle ne peut exister quand à la ferme on a besoin de l’enfant pour garder les vaches ou les oies, quand dans le logis ouvrier on attend le salaire du petit apprenti et du jeune manœuvre pour nourrir la nombreuse nichée. L’obligation est inséparable de la gratuité qui n’existe pas davantage, car si on ne paie pas pour aller à l’école primaire, on ne peut s’y présenter sans chemise et sans chaussures ; on ne peut non plus y faire de bon travail si on a l’estomac vide ou si on est harassé dès le matin par les nombreux kilomètres qu’il a fallu parcourir, parfois sous la pluie ou la neige, pour venir en classe. Or, l’État ne trouve pas plus d’argent pour vêtir les enfants indigents et pour leur donner une bonne soupe à manger que pour ouvrir toutes les écoles nécessaires. Non seulement l’école est trop loin pour beaucoup d’enfants
Dans le budget de 1926, on voyait figurer les services de la dette publique — conséquence de la guerre… et de la victoire ! — pour une dépense de plus de vingt milliards, et ceux de la guerre et de la marine pour plus de six milliards. A côté de ces dépenses, celles de l’instruction publique étaient de un milliard sept cents millions.
De 1921 à 1926, plus de cinq mille emplois d’instituteurs ont été supprimés. Les professeurs et les instituteurs sont les plus mal payés parmi les fonctionnaires, aussi leur recrutement est-il de plus en plus difficile. Les jeunes gens sont détournés des études par la médiocrité des carrières qu’elles leur ouvrent et le mépris où celles-ci sont tombées en un temps où il n’est de considération que pour les métiers d’argent. Les bourses nationales pour l’instruction secondaire dans les lycées sont diminuées tous les jours ; on en a rayé douze cents en 1924. Plus de secours aux enfants nécessiteux, plus d’indemnités de couches aux institutrices auxiliaires. La prétendue élite dirigeante n’est même pas capable de soutenir l’enseignement supérieur ; sans les concours particuliers qui se manifestent en dehors de l’État, des Facultés devraient fermer leurs portes. On y supprime des chaires. Telle était la situation à la fin de 1925, d’après l’Œuvre du 17 décembre 1925. Comme conséquence, le ministre de l’Instruction publique signalait, dans une circulaire d’août 1926, l’insuffisance de l’instruction primaire des candidats à l’enseignement professionnel et écrivait : « Faute de connaissances élémentaires solides, un grand nombre d’adolescents glissent rapidement, au sortir de l’école primaire, vers une ignorance à peu près totale ». En 1927, le sixième de la population française ne sait pas, à la fois, lire et écrire. La France est, après la Russie, le grand État européen qui compte le plus d’illettrés ; mais elle a la plus belle armée du monde !…
L’État, qui ne fait pas son devoir pour que l’école publique réalise tout ce qu’elle doit donner au peuple, se fait non seulement le soutien bénévole des ennemis de cette école, mais encore les encourage par une véritable complicité. Toute une organisation d’ecclésiastiques de tous rangs, de militaires cléricaux et royalistes, de bedeaux, de dévots, de camelots du roi, de journalistes de robe courte, peut librement attaquer l’école publique, diffamer ses instituteurs, au besoin les affamer, sans que le gouvernement intervienne. Par contre, l’instituteur public est tenu à une stricte orthodoxie en ce qui concerne son enseignement ; il ne doit pas exprimer de jugements personnels et doit s’en tenir étroitement aux programmes officiels. Ses ennemis cléricaux installent même des mouchards dans sa classe pour le dénoncer et provoquer des sanctions contre lui. Il ne peut non plus avoir d’autres idées politiques que celles des gouvernants du jour. Il n’est pas le citoyen libre dans la démocratie libre. Il n’a aucun droit de critique. La liberté d’opinion n’existe que pour ses adversaires qui ont toute licence d’y ajouter la liberté de la diffamation. On voit ainsi à quelles scandaleuses persécutions les instituteurs publics sont exposés, et elles ne leur manquent pas lorsqu’ils ont le courage de défendre leur école et prétendent la maintenir au-dessus des partis.
Mais la question la plus grave est celle du caractère de l’instruction elle-même. Faire des électeurs serait peut-être bien si on les rendait capables de penser et