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d’agir par eux-mêmes pour se libérer des credos officiels. L’égalité et la liberté de l’instruction n’existent pas plus que sa gratuité et son obligation, pas plus que la liberté et l’égalité des citoyens. De même qu’il y a toujours des prolétaires et des possédants, il y a l’école pour les petits de prolétaires et il y a le lycée, le collège, pour les fils des possédants. Il y a l’école populaire où l’instituteur tutoie familièrement et amicalement le petit paysan, le petit ouvrier, et il y a le lycée aristocratique où le professeur doit respectueusement appeler « messieurs » les jeunes dauphins de la République. Il y a la caserne scolaire où l’enfant doit surtout apprendre l’obéissance aux chefs, le respect des puissants, et il y a l’école spéciale où l’on apprend à commander aux « vagues humanités », aux « espèces inférieures », et à exploiter le « matériel humain ». L’école primaire donne au compte-gouttes juste ce qu’il faut d’alphabétisme pour que le travailleur s’intoxique lui-même, démocratiquement il est vrai, par la lecture des journaux ; elle lui apprend à peine ce qu’il faut d’écriture pour qu’il puisse tracer sur un bulletin de vote le nom d’un endormeur politicien. Le lycée gave de sottise aristocratique ceux qui seront appelés à faire des dirigeants, des maîtres, des puissants. Ils peuvent être des crétins, des caractères pervers, des malades, des fous ; on leur entonne quand même les matières du baccalauréat. Munis de cette « peau d’âne », ils sont sacrés membres de l’élite (voir ce mot), prennent place automatiquement parmi ceux qui commanderont à l’usine, à la caserne, au gouvernement, rendront la justice, feront les lois, mèneront les affaires publiques, dirigeront l’opinion, le goût, toutes les formes intellectuelles et morales de l’existence des millions d’invertébrés, de larves humaines qui n’ont pas de pensée personnelle et forment la « majorité compacte ».

La grande masse des enfants du prolétariat est réduite à la science de l’école primaire. Le certificat d’études est leur peau d’âne qu’ils encadrent et accrochent à côté de leur souvenir de première communion. Ils sont ensuite livrés, comme des bâtons flottants, au courant de la vie ; l’engrenage capitaliste les prend et ne les lâchera plus. Certains, privilégiés, peuvent faire des études appelées secondaires. L’État aide quelque peu, par des bourses, l’effort des parents quand ils sont de bons électeurs, des fonctionnaires fidèles. Le but de cet enseignement secondaire est de recruter cette classe-tampon d’agents d’autorité, d’intermédiaires entre les possédants et les prolétaires qui forment les « cadres » des techniciens, des spécialistes de l’année, de l’industrie, du commerce, des professions libérales et sont, à des échelons divers, directeurs, chefs de services, ingénieurs, conservateurs, officiers, magistrats, huissiers, avocats, médecins, professeurs, ou chefs de bureaux, contremaîtres, greffiers, clercs, infirmiers, chefs de gares, gérants et concierges.

Le primaire supérieur et le secondaire fournissent la presque totalité des fonctionnaires. L’État, en les instruisant, ne cherche pas à développer leur intelligence ; il n’en veut faire que les instruments dociles de sa puissance. Il n’est pas de note plus désastreuse pour la carrière du fonctionnaire que celle signalant comme « trop intelligent » ; il vaudrait mieux pour lui être noté comme « complet abruti ».

L’organisation de l’instruction est comme celle de tous les rouages de la fausse démocratie que dirige la fausse élite. Elle ne cherche pas à donner à chacun toute l’instruction qui lui est nécessaire ; elle ne veut que perpétuer l’antagonisme des classes par le mensonge d’en haut et le mensonge d’en bas. En haut, elle fait des mégalomanes criminels, des jouisseurs, des faux savants, des égoïstes sans scrupules ; en bas elle fait des esclaves résignés qui ne doivent sortir de leur passivité que pour défendre les coffres-forts de leurs

maîtres. Ce sont là, avoués ou non, les véritables buts de l’enseignement officiel laïque comme ils étaient ceux de l’enseignement officiel religieux. La preuve en est dans le tableau que nous offre l’état social, s’il n’est pas plus lamentable, si malgré tout la laïcité produit quelque chose de bon, c’est que, le plus souvent, l’instituteur et l’élève valent mieux que l’enseignement donné par le premier et reçu par le second. Au lieu de provoquer une émulation humaine, généreuse, pour des œuvres en progrès, de paix, de solidarité, d’art, de beauté, l’enseignement officiel entretient la stagnation dans la routine favorable aux privilégiés ou n’encourage que leurs entreprises égoïstes, trop souvent dégradantes et sanglantes.

De temps en temps, lorsque le régime perd pied ou qu’un souffle d’intelligence passe sur la démagogie courante, on propose par exemple de « relever le niveau des études » par un moyen plus ou moins empirique, comme « l’encouragement des humanités », ou de réaliser l’école unique. Il ne s’agit pas de faire des hommes mieux instruits dans le sens humain ni de donner le même enseignement à toutes les classes sociales ; il s’agit de recruter les éléments de remplacement d’une bourgeoisie épuisée par ses excès et de trouver dans le peuple ces rhéteurs-politiciens qui le trahiront. Il s’agit de renouveler l’équipe de ces bavards insanes qui savent montrer la même conviction bourdonnante pour la paix et pour la guerre, pour le bon et pour le pire, et mélanger dans la même admiration Rousseau et Bossuet, Robespierre et Bonaparte, Jaurès et M. Thiers.

La situation en matière d’instruction populaire est donc celle-ci :

La société ne donne pas aux travailleurs l’instruction qu’elle leur doit.

Elle ne les instruit que dans un esprit de classe, dans l’intérêt des privilégiés contre l’intérêt général.

Devant cette situation, une question s’est posée et reste toujours actuelle pour tous les travailleurs : celle de leur attitude en face de l’instruction officielle.

La solution serait facile si les travailleurs étaient capables d’organiser une autre instruction ; mais s’ils avaient cette capacité, ils auraient aussi celle de transformer l’état social. On sait qu’ils ne l’ont pas. Il ne reste donc qu’à voir le parti qu’ils peuvent tirer de l’instruction officielle au mieux de leurs intérêts. Or ici, nous constatons un état d’esprit aussi dangereux, sinon plus, que celui qui admet l’inutilité de l’instruction : c’est celui qui fait rejeter l’instruction officielle, la seule qui existe pour les travailleurs, sous prétexte qu’elle est pernicieuse.

La question a été posée en particulier à propos du projet de loi Buisson pour « l’égalité des enfants devant l’instruction », présenté en 1913. Depuis, elle est restée pendante. Le 17 janvier 1913, Harmel écrivait, dans la Bataille Syndicaliste : « Comment ne voit-on pas qu’un projet semblable ne peut jouer qu’au bénéfice de la bourgeoisie qui s’épuise dans la jouissance comme toutes les classes dominantes de l’histoire et qui a besoin, comme jadis celles-ci, de s’annexer des éléments pleins de vie et d’une force débordante ? Le prolétariat serait dupe s’il mettait les meilleurs de ses fils à la disposition de l’État bourgeois ». James Guillaume disait, le 30 janvier : « En régime capitaliste, votre plan aboutirait à extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et à les faire entrer dans la classe dirigeante ». La conclusion logique serait donc que le prolétariat doit refuser pour ses enfants l’enseignement secondaire, voire supérieur, puisqu’on ne voit d’autre résultat à cet enseignement que l’entrée de ces enfants dans la classe dirigeante.

Nous sommes énergiquement contre une telle conclusion : d’abord, parce que nous ne voyons dans les arguments d’Harmel et de Guillaume qu’une hypothèse ;