L’Église a du reste tiré très habilement parti de la situation qui est faite à son chef et s’est employée à en tirer une sorte d’auréole morale, qui a facilité la propagande catholique à travers le monde. Le rayonnement de L’Église s’est encore étendu.
Le protestantisme est en recul et en décroissance dans tous les pays d’Europe. À Genève (la « Rome » du calvinisme), les catholiques sont plus nombreux que les protestants. En Hollande, en Angleterre, dans les Pays scandinaves, L’Église romaine fait de continuels progrès. En France, les réformés ne sont qu’une petite minorité. Mais c’est surtout aux États-Unis que les catholiques ont travaillé, mettant à profit le libéralisme trop complaisant de la République américaine (si dure pour la classe ouvrière et si favorable à la clique romaine, qui en a profité pour s’insinuer partout et s’emparer de la moitié des postes de l’État). Les États-Unis sont à la veille de nouveaux conflits religieux ; ils devront briser la puissance catholique s’ils ne veulent pas être subjugués par elle.
En France, la situation de l’Église est moins compromise que ne le disent ses partisans. Après l’affaire Dreyfus, au cours de laquelle l’Église était apparue comme la fidèle associée de l’État-major, la séparation des Églises et de l’État fut votée, sous la pression d’une ardente campagne populaire. Mais cette loi, escamotée et viciée par un Briand, ne fut pas appliquée intégralement. Ses prescriptions concernant la formation des associations cultuelles sont restées lettre morte et l’État Français continue à laisser gratuitement à l’Église la jouissance des édifices qui appartiennent cependant à la Nation. Tandis que les travailleurs manquent de locaux et sont obligés de se réunir chez les marchands de vins, des centaines d’églises et de chapelles (propriétés nationales) sont abandonnées à l’Église — qui se dit persécutée, par dessus le marché — sans un centime de redevance ou de location.
C’est le Pape Pie X (1907), qui a empêché les catholiques français de former des associations cultuelles, sous prétexte que ces associations violaient les droits de la hiérarchie ecclésiastique, base essentielle de l’Église. On voit que le catholicisme entend demeurer ce qu’il a voulu être depuis Constantin, une monarchie absolue.
L’an dernier (1925), les cardinaux français ont publié un manifeste virulent contre les idées laïques. Ce manifeste mérite d’être considéré comme le prolongement des célèbres encycliques lancées par le pape Grégoire XVI le siècle dernier ; son esprit est identique à celui du Syllabus, publié en 1864, par Pie IX. L’Église maintient donc toutes ses prétentions. Entre elle et le monde moderne, l’esprit de libération scientifique, l’effort pour un monde plus juste et plus heureux, la lutte ne saurait prendre fin.
Certains efforts ont été tentés, au sein même de l’Église, pour atténuer son autoritarisme et pour la réconcilier avec les tendances libérales de la société. Ces efforts ont-ils été toujours sincères ? Ne constituent-ils pas, plus souvent, une subtile manœuvre destinée à donner le change aux naïfs, en les trompant sur les véritables sentiments de l’Église ? Le pape Léon XIII lui-même, en fin diplomate, a cru nécessaire de consentir quelques concessions superficielles (et purement verbales au surplus), aux idées du siècle. Lorsqu’il s’est agi de prendre position, Léon XIII lui-même, après avoir tergiversé et hésité, a désapprouvé formellement les tendances libérales.
Comment la Papauté pourrait-elle faire droit à certaines revendications libérales, à celles, par exemple, qui se plaignent que le pape, depuis la séparation, ait nommé les nouveaux évêques sans consulter le clergé français ? Ce serait la fin de son absolutisme — et elle a lutté pendant mille ans pour le cimenter !
Le catholicisme libéral a donc été vaincu et solennellement réprouvé à plusieurs reprises. Le Sillon fondé par Marc Sangnier a dû se soumettre également (il a laissé place à un mouvement de même inspiration, moins audacieux pourtant : la Jeune République, qui s’attache à entretenir l’équivoque et la confusion, pour empêcher les partis avancés de reprendre la lutte nécessaire contre le cléricalisme et l’obscurantisme religieux). Dans le domaine scientifique, les intransigeants l’ont également emporté sur les libéraux. Le modernisme fut condamné avec éclat.
Le libéralisme de ces catholiques d’avant-garde a toujours été très relatif, il faut le dire. Dès qu’il s’agit de défendre les privilèges de l’Église, ils y renoncent rapidement et font bloc avec les ennemis du progrès. N’a-t-on pas vu, en 1829, les libéraux s’indigner contre la nomination du protestant Guizot à la Sorbonne ? En 1862, ne s’élevèrent-ils pas contre l’entrée du libre penseur Renan, au Collège de France, et Dupanloup ne prenait-il pas l’engagement de faire tout son possible pour le faire chasser de l’enseignement ? Il se disait pourtant libéral et on l’aurait indigné, ainsi que ses amis, en le traitant de clérical.
En 1910 — hier — Pie X ne faisait-il pas une orgueilleuse déclaration, faisant l’apologie du passé de l’Église (de ce passé honteux dont je viens de donner un très modeste aperçu), et n’osait-il pas prononcer les réactionnaires paroles suivantes :
« Qu’ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d’hier ; que, de tout temps, l’Église et l’État, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organisations fécondes ; que l’Église, qui n’a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n’a pas à se dégager du passé et qu’il lui suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l’évolution matérielle de la société contemporaine. Car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires, ni novateurs, mais traditionalistes. »
Leurs traditions nous les connaissons. Je n’y insisterai donc pas. Il s’agit simplement de savoir si nous resterons indifférents devant cette institution néfaste, — et si puissante encore.
M. Houtin dénombrait récemment l’armée catholique, d’après l’Annuaire pontifical pour 1924. Cette armée comprend 1.024 évêques latins, 87 évêques orientaux (dépendant de Rome), 18.304 jésuites, 17.000 frères mineurs, 9.650 capucins, 7.038 bénédictins, etc., etc. ; des curés et des vicaires par centaines de milliers, des congrégations innombrables et des missionnaires dans tous les pays du monde. De toutes les Églises actuellement existantes, l’Église romaine est, sans contredit, et de beaucoup, la plus solidement organisée, la plus riche et la plus redoutable. Que sont, en face d’elle les confréries de marabouts et de muezzins musulmans, les rabbins juifs, les pasteurs protestants divisés en nombreuses sectes hostiles ou les lamas du Tibet perdus dans leurs montagnes lointaines ?
Des centaines de milliers de femmes sont également domestiquées, fanatisées, suggestionnées par l’Église, au point de lui consacrer leur existence, de renoncer à l’amour et à la maternité et de se soumettre à la plus insupportable tyrannie dans les couvents et les maisons religieuses.
L’Église est devenue très habile. On l’a vu récemment, par son attitude à l’égard du dictateur Mussolini. Celui-ci ne peut gouverner sans l’Église et cet ancien socialiste révolutionnaire fait risette au Pape pour obtenir son concours. Quel rapprochement édifiant ! Comme Bonaparte autrefois, Mussolini aide