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EGO
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l’Église à abrutir le peuple — pour l’asservir plus facilement.

N’avons-nous pas vu, au cours de cette rapide et insuffisante promenade à travers l’histoire des peuples, que les Eglises — toutes les Eglises — ont toujours été associées aux autorités — à toutes les autorités ? Le prêtre n’est-il pas le complice du seigneur, du riche, du guerrier ?

Un monde meilleur restera chimérique aussi longtemps que les Eglises ne seront pas réduites à l’impuissance, que les castes sacerdotales ne seront pas dispersées sans pitié, que le cerveau de l’enfant ne sera pas radicalement et définitivement soustrait à leur déformation abêtisseuse. Toute faiblesse à l’égard de ces malfaiteurs serait une coupable faute pour l’avenir de l’humanité. — André Lorulot.


ÉGOÏSME n. m. (de ego, moi ; le suffixe isme marque la tendance). Tendance a tout considérer par rapport a soi. Opinion courante : vice de l’homme qui rapporte tout a soi, par suite d’une imperfection du « cœur » et de l’intelligence. On l’oppose à altruisme, abnégation, oubli de soi, vertu des « cœurs » bien places. (V. Altruisme.)

Chacun n’ayant qu’un cerveau, s’en sert comme il peut pour trouver la règle de sa conduite. Quelle que soit cette règle, il est évident qu’elle aura son origine dans le sujet pensant : il n’y a pas d’homme extérieur a soi-même. Le patriote défend le pays qu’il croit le sien ; l’exploiteur, l’état de choses dont il profile ; l’individualiste entend préserver sa petite personne, les querelles entre États n’étant pas « son affaire » ; l’artiste sent « quelque chose » qui le pousse a s’exprimer… tous agissent par besoins d’agir, pour durer : par égoïsme. Pourtant, c’est faire montre d’une grande imprudence, ou d’un cynisme impardonnable, que d’assigner publiquement a l’égoïsme la place qui lui revient. On veut être trompe, même consciemment ; sur la place de village, il faut absolument que le charlatan dise qu’il n’a d’autre but que de soulager la pauvre humanité ; personne n’est dupe, et pourtant, il lui en coûterait cher que de se passer de cette formalité d’hypocrisie. Les progrès immenses de la science moderne ne font qu’effleurer les foules prostrées ; dans l’attente intéressée de leur salut, elles se laissent priver de tout droit a l’existence. Il n’est donc pas question de partisans ou d’adversaires de l’égoïsme ; l’altruisme n’est que le déguisement pris par la volonté de vivre, l’instinct de conservation, pour se rendre acceptable dans une society cimentée d’hypocrisie : l’homme, qui est un loup pour l’homme, trouve toujours avantageux de jouer au berger. Tant de personnes battent monnaie de l’exploitation de leurs « sentiments nobles » et de ceux de leurs congénères, qu’il semble sacrilège de les mettre en doute ; et comme les dupes préfèrent généralement leur innocente ignorance aux tracas de la lutte, le règne des mots semble bien loin de cesser. Le pis est que l’hérédité et l’adaptation au milieu semblent avoir incrusté certaines notions métaphysiques et profondément dans l’être humain, qu’il est commun de voir des personnes instruites et intelligentes s’efforcer de réhabiliter la morale, uniquement parce que l’évidence leur semble trop épouvantable. Et si les profiteurs de l’altruisme prit forge de toutes pièces une conception du monde destinée à renforcer leur position, leurs victimes se sont montrées tout aussi consciencieuses, et pour parer leur déchéance, ont fabriqué par séries morales et théologies, toutes rivalisant de tracasseries et de subtilités. C’est cet imbroglio, casse-tête chinois capable de dégoûter du métier d’ « être pensant », qui fit dire a Nietzsche : « Il faut d’abord pendre les moralistes ! »

La réalité est pourtant trop claire pour que le char-

latanisme ait eu victoire facile, et jamais l’intelligence n’a tout à fait abdique ses droits. C’est l’histoire de la philosophie elle-même qu’il faudrait retracer pour donner une idée de ces luttes millénaires. La Grèce antique eut, comme protagoniste du plaisir, Aristippe, dont les théories, élargies et modifiées, furent magistralement exposées par Épicure (342-270 avant l’ère vulgaire. (La morale d’Épicure, (Alcan), J.-M. Guyau.) La vigueur de la pensée d’Épicure confond d’admiration, et ce n’est pas sans mélancolie qu’on mesure les vingt-trois siècles qui nous séparent de lui, quand on voit combien peu, de nos jours encore, ont su profiler de sa réconfortante sagesse. Son système fut surtout combattu par les Stoïciens, car la vertu n’a pas de place chez lui ; s’il fait ce qu’on est convenu d’appeler « le bien », c’est qu’il y trouve son compte ; s’il est sobre, c’est pour conserver sa santé, et aussi pour être plus libre, ayant moins de besoins. Il force l’admiration même de ses adversaires qui le prennent maintes fois comme exemple : on voit que tous les égoïstes ne sont pas du calibre de celui de La Bruyère, qui doit déguiser le sien en goujat pour nous le rendre haïssable : « … Le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe… ; il cure ses dents, et continue a manger ! » (Caractères.)

Érasme, Montaigne, Pascal, ont considéré la morale du bonheur — égoïsme, épicurisme — comme la seule qu’on puisse opposer à la morale « d’abnégation » du christianisme. — La Rochefoucauld (1613-1683) reconnait, d’ailleurs avec regret, que tout n’est qu’égoïsme : « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer ». (Maximes.) A force de travail, Gassendi reconstruit le système oublie d’Épicure ; à son tour, Spinoza tente d’unir les deux théories adverses, mais bientôt, avec Hobbes, Locke, Hume, Adam Smith, la théorie de l’égoïsme est définitivement remise en honneur. Cette résurrection, grâce surtout à Helvétius, a influence beaucoup la Révolution française. Plus prés de nous, c’est encore l’égoïsme — l’intérêt personnel — qu’avec Bentham, Stuart Mill, Spencer, la philosophie anglaise va considérer comme l’unique levier capable de faire agir l’humain. Bien que le socialisme, le syndicalisme, l’anarchisme, soient bien loin de s’exprimer avec la logique et la clarté souhaitables, s’encombrant trop souvent de la terminologie brumeuse de la métaphysique chrétienne, ces écoles n’ont pas d’autre fondement que l’égoïsme individuel ou collectif. « Vivre, tel est le premier ressort de l’être humain, le premier et l’ultime motif de toutes ses manifestations vitales. Nier l’égoïsme, c’est nier la vie. Il n’y a pas d’altruistes, le mot « altruisme » est un synonyme d’égoïsme, et non son antonyme » (John-Henry Mackay.) En passant, indiquons la ligne de démarcation — si ligne il y a — entre les anarchistes-communistes et les anarchistes-individualistes, ces derniers n’ayant pas, comme les premiers, foi en l’avenir pour « inspirer » a chacun un égoïsme marchant d’accord. avec l’intérêt général. J.-M. Guyau tente de réconcilier individu et société : « La vie ne peut se maintenir qu’a la condition de se répandre », dit-il. « Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt. » Besoin de générosité… altruisme égoïste… (Essai de morale sans obligation ni sanction, (Alcan), J.-M. Guyau.)

Aidée par la science, la philosophie aurait pourtant tâche facile pour ouvrir les yeux, si on ne préférait les mirages à la réalité. On conçoit que cette immuabilité de la bêtise ait provoque des réactions violentes, comme celles de Max Stirner (1806-1856), (L’Unique et sa Propriété (Stock), Stirner), de Nietzsche (1844-1900). « Comment a-t-on pu transformer le sens de ces instincts au point que l’homme a pu considérer comme précieux ce qui va contre son moi ? Le sacrifice de