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n’hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité de détruire la liberté de la femme qu’ils prétendent aimer. » Ce tableau est exact, mais il s’applique à la femme comme à l’homme. La jalousie de la femme est aussi monopolisatrice que celle de l’homme.

L’amour tel que l’entendent les jaloux est donc une catégorie de l’archisme. Il est une monopolisation des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un humain au profit d’un autre, exclusivement. L’étatisme est la monopolisation de la vie et de l’activité des habitants de toute une contrée au profit de ceux qui l’administrent. Le patriotisme est la monopolisation, au profit de l’existence de l’État, des forces vives humaines de tout un ensemble territorial. Le capitalisme est la monopolisation au bénéfice d’un petit nombre de privilégiés détenteurs de machines ou d’espèces de toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes. Et ainsi de suite.

La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique, capitaliste, etc., est en germe dans la jalousie, car il est évident que la jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste, etc. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre à la jalousie.

L’amour donc, étant considéré comme une monopolisation, la jalousie est un aspect de la domination de l’humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du mécontentement, de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de lui échapper. C’est à cela que se ramène la jalousie, dans le plus grand nombre de ses accès, quand on l’a dépouillée de toutes les fioritures, dont, pour la rendre acceptable et présentable, l’ont décorée les traditions, les conventions, les lois religieuses ou civiles. C’est cet aspect si commun de la jalousie que je dénommerai jalousie propriétaire.

Une deuxième forme de jalousie pourrait être appelée jalousie sensuelle. Elle s’analyse ainsi : l’un des participants à l’association amoureuse, rencontrant en son partenaire une satisfaction parfaite, se trouve privé, du fait de la cessation des rapports purement sensuels qui formaient le lien qui l’unissait à l’autre ; sa souffrance se trouve aggravée par la connaissance qu’un tiers jouit du plaisir que le malade s’était habitué à se réserver sans crainte de partage. La maladie empire d’autant plus que l’objet de l’attachement est plus voluptueux ou doué d’attributs physiques spéciaux.

La troisième forme de la jalousie est la jalousie sentimentale. C’est la forme la plus grave de la maladie et la plus intéressante, à en croire certains moralistes. La souffrance qui peut aller jusqu’à une indescriptible torture morale, provient du sentiment nettement caractérisé d’une diminution de l’intimité, d’un amoindrissement de l’amitié, d’un affaiblissement du bonheur. Qu’il se l’explique ou non, le patient éprouve la sensation bien nette que l’amour dont il était l’objet, décroît, baisse, menace de s’éteindre. D’autant plus surexcité, le sien redouble. Son moral et son physique s’en ressentent ; sa santé générale s’altère.

Je sais que « la jalousie sentimentale » peut être considérée comme une réaction de l’instinct de conservation de vie amoureuse contre ce qui menace son existence. Admettant qu’une vie sentimentale profonde se nourrisse d’amour, d’affection, de confiance partagés, on peut comprendre que, son aliment venant à lui manquer, menaçant de disparaître, il y ait réaction logique, résistance naturelle.

Je sais, faits à l’appui, que la « jalousie sentimentale » est longue à guérir, qu’elle peut être inguérissable. On voit certains malades recevoir un choc tel d’une déception amoureuse que toute leur vie s’en res

sent ; comme s’y résolvent certains incurables, on rencontre des êtres qui avaient édifié sur une affection unique toute leur vie sentimentale ; celle-ci venant à leur manquer, ils se sentent tellement désorientés qu’ils se donnent la mort.

Loin de moi la pensée de nier qu’il y ait dureté, cruauté, sadisme parfois, à jeter dans l’isolement et la douleur qui aime sincèrement, profondément et qui a eu sujet de compter sur le partage de son sentiment. Nier cela serait un non-sens de la part d’un défenseur de la conception du contrat.

C’est à « la jalousie sentimentale » que s’applique la conception du Larousse : « Tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par la personne qu’on aime, d’être aimé moins qu’une autre personne. »

Mais toutes ces considérations ne guérissent pas le malade.

Les individualistes anarchistes ne sauraient s’intéresser à la jalousie propriétaire, sinon pour en dénoncer le ridicule.

Reste la jalousie d’ordre sentimentalo-sexuel.

Dans la Douleur Universelle (page 394, en note), Sébastien Faure dénonce la jalousie comme un « sentiment purement artificiel », qui « dérive de circonstances suppressibles », « éliminable lui-même ».

Selon moi, l’élimination de la jalousie est fonction de l’abondance sensuelle et sentimentale régnant dans le milieu où l’individu évolue. De même que la satisfaction intellectuelle est fonction de l’abondance culturelle mise à la disposition de l’individu. De même que l’apaisement de la faim est fonction de l’abondance de nourriture mise à la disposition de l’individu.

Qu’il s’agisse d’un milieu communiste où les besoins sont satisfaits sans qu’on se soucie de l’effort fourni, ou d’un milieu individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l’observation de la réciprocité, la situation est la même. L’un et l’autre veulent que ses composants soient heureux et ils ne le sont pas, tant que, parmi eux, quelqu’un souffre : sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le caprice, la fantaisie, le tant pis pour toi, la préférence, « l’enfant de bohème » peuvent constituer des pis-aller pour des isolés — et c’est à démontrer — non pour des associés qui ne peuvent rien s’il ne règne pas entre eux un esprit de bonne camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et non seulement lorsqu’il s’agit d’associés, mais encore de camarades se fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans vouloir gêner le plaisir d’autrui, se sont délivrés des préjugés concernant la fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme conjugal, l’exclusivisme sexuel comme marque d’amour en général.

C’est donc dans l’abondance — d’offres, de demandes, d’occasions — que j’aperçois le remède à la jalousie. Et quel aspect revêtira cette abondance pour que personne ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l’Association (tome IV, p. 461), Fourier l’avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que chacun des hommes puisse avoir toutes les femmes et chacune des femmes tous les hommes ».

Je ne puis m’étendre sur les conséquences de cette éthique sexuelle dont la principale est la disparition de la famille. Il me paraît difficile que le communisme anarchiste puisse finalement éluder cette solution, s’il veut rester conséquent avec lui-même, c’est-à-dire ne pas établir une hiérarchie des plaisirs et des besoins. On ne conçoit pas que des anarchistes puissent admettre de distinctions qualitatives entre les aspirations des divers appétits humains.

Ce qui frappe, quand on étudie à fond les objections présentées à la solution fouriériste, c’est qu’elles res-