Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JUS
1149

tions répressives : tribunal de simple police, tribunal correctionnel, Cour d’appel, Cour d’assises ; les juridictions civiles : justice de paix, tribunal civil, Cour d’appel ; les juridictions administratives : Conseil de Préfecture, Conseil d’État ; les juridictions d’exception : conseil de guerre, conseil de prud’hommes, tribunal de commerce. Sur l’ensemble plane, austère, lointaine, telle une divinité, celle que l’on appelle la Cour Suprême, la Cour de Cassation, qui jongle avec des questions de forme.

Les avocats plaident dans toutes les enceintes, soutenant aujourd’hui la thèse opposée à celle pour laquelle ils ont combattu la veille. Dans les affaires civiles les avoués rédigent la procédure, c’est-à-dire des actes incompréhensibles pour ceux qui ne savent que le français, incompréhensibles autant que coûteux. Les huissiers exécutent les décisions à grand renfort de papier timbré et les commis-greffiers écrivent, écrivent pour le grand bien du compte en banque de leur patron, le greffier en chef.

La Loi règne sur tout ce monde, on l’applique, on l’interprète, on la transcrit. Les lois sont votées par quelques centaines de bavards, de manœuvriers et de fripons. Elles sont si claires que l’on n’est jamais d’accord pour comprendre ce qu’elles signifient. Elles sont, par leur essence même, injustes, car elles sont faites pour tous, contre l’individu ; elles sont froides, insensibles, inexorables. On les montre comme des phénomènes de cirque, car il faut payer sa place et fort cher pour les contempler de près.

Non, ce n’est pas la justice que l’on rend au nom du peuple français en appliquant la Loi. La loi, tout d’abord, ligote les juges, les enferme dans son cadre. Les magistrats ne sont pas libres, ils ont comme profession de juger, ils ont leur avancement, des décorations en perspective. En cour d’assises, les jurés ne connaissent pas les faits, il jugent d’après leurs impressions, la plupart du temps avec la haine des irréguliers. La justice est rendue au nom du capitalisme que l’on veut protéger. Tel est le but de l’appareil judiciaire, but que l’on aperçoit pleinement dans la répression des délits politiques.

La Révolution a supprimé définitivement la torture, la question grande et petite, mais le « passage à tabac », « la chambre des aveux » de la police judiciaire existent avec la tolérance bienveillante des officiels. Que d’aveux, souvent faux, arrachés ainsi par la crainte et la souffrance !

La prison pour dettes a disparu, mais la loi du 22 juillet 1867 sur la contrainte par corps est appliquée journellement.

Les galères ne sont plus qu’un souvenir historique, mais il y a le bagne. Le bagne est une des grandes hontes de la République des Droits de l’homme. Les campagnes menées ces dernières années ont attiré l’attention publique sur l’horreur des travaux forcés avec la peine supplémentaire du doublage ou de la résidence perpétuelle. Mais les convois partent toujours pour la Guyane avec leurs forçats et leurs relégués.

Les temps ont changé. On ne roue plus en place de Grève, mais on guillotine boulevard Arago.

Les criminalistes modernes soutiennent que la peine ne doit pas être une vengeance de la société, mais un moyen de relèvement pour les délinquants. Où sont les maisons de santé pour les demi-fous ? Dans les prisons, les malheureux souffrent de la faim, du froid, du manque de lectures. Ils sont murés vivants sans aucun aliment pour leur cerveau. L’interdiction de séjour les chasse, à leur sortie, des lieux où ils pourraient travailler, de leur foyer, de leurs amis.

Le gouvernement rend la haute et la basse justice. La haute justice, c’est l’acquittement et le non-lieu sensationnels des grands seigneurs de la banque, du com-

merce et des Sociétés anonymes. La basse justice, c’est la répression féroce contre les malheureux et contre les subversifs.

Lorsque des hommes sont jugés par d’autres hommes, même par les plus justes, des erreurs judiciaires sont inévitables. A plus forte raison, lorsque des hommes sont pris, pour être jugés, dans l’engrenage d’un appareil judiciaire, qui est un instrument de gouvernement, les erreurs judiciaires sont légions et elles sont souvent volontaires.

Depuis que Voltaire, de sa voix généreuse, dénonça au monde l’innocence de Calas et de Sirveu, roués vifs à Toulouse, que de crimes judiciaires !

Lesurques, le courrier de Lyon, qui fut condamné à mort et exécuté, victime d’une funeste ressemblance ; Dreyfus, l’innocent de l’île du Diable ; Durand, syndicaliste militant, injustement condamné à mort par la Cour d’assises de Rouen, pour un crime de droit commun, et devenu fou avant de recevoir sa grâce ; Vial, condamné aux travaux forcés par la Cour d’assises de Lyon pour vol qualifié, sans aucune preuve, par une justice partiale qui voulait atteindre en lui l’antimilitariste ; nos grands, nos chers Sacco et Vanzetti, électrocutés à Boston en août 1927, sur l’ordre du gouverneur Fuller, malgré leur innocence flagrante qui déchaîna les protestations de l’univers entier. Quelques martyrs seulement nous sont connus et l’on frémit en songeant à la foule des inconnus dont personne n’évoque le sort, parce qu’ils n’ont pas d’amis pour le révéler à l’opinion publique.

Il appartient aux anarchistes de lutter pour la justice-vertu contre les horreurs de la justice-appareil judiciaire. — Suzanne Lévy.

JUSTICE (L’État et la vengeance sociétaire). Le juste et l’injuste, dit Spinoza, sont des notions étrangères au statut naturel, attendu qu’ « il n’existe rien dans la nature dont on puisse dire que cela appartient à tel homme et non pas à tel autre, mais que tout est à tous ». Ils n’apparaissent que dans le statut civil avec les distinctions de propriété. Interviennent alors les précautions négatives de la maxime populaire « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », complétée par le suum cuique tribuere des stoïciens « rendre à chacun le sien »… La justice est-elle, avec Schopenhauer, fille d’une pitié dressant d’abord le rempart d’un Nœminem laede devant les élans de nos primitives violences et s’élargit-elle jusqu’au principe de la résolution définitive par la réflexion raisonnable et la volonté ? « Le premier sentiment de la justice nous vient, dit Rousseau, non de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due. » L’amour de la justice ne serait-il, comme le veut La Rochefoucauld, que « la crainte de souffrir l’injustice », et le pas tâtonnant que font les hommes vers l’équité se réduit-il à la défense avancée d’une sagesse instinctive ? Nous constatons, en tout cas, avec Tournier, qu’en général « on ne défend bien le droit d’autrui que lorsqu’il se confond avec le nôtre »…

La justice nous apparaît comme une disposition, une tendance — on dit ailleurs une vertu — issue du sentiment ou de la raison à la faveur des rapports sociaux et vraisemblablement empirique à la base, et qui nous porte à mettre les droits de l’individu voisin en balance égale avec les nôtres. Nous la concevons active et ne sommes point surpris de la rencontrer souvent en accord avec d’égoïstes prémices. Dans sa forme droite et telle que peuvent l’y inciter de simples réflexes de conservation ou les spéculations d’une obscure conscience, elle doit, nous semble-t-il, s’accompagner logiquement d’actions de nature à préserver la zone propre du prochain, à protéger autrui contre des empiétements et des maux dont nous ressentons, dans nos fibres, nos