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n’échappent ni à ces changements ni à ces contradictions. De même que l’on modifie à volonté les règles du jeu de cartes, de même les autorités ont donné force de lois aux prescriptions les plus opposées, ne respectant pas toujours la nature. On croit rêver à la lecture des monstruosités admises par les codes, tant anciens que modernes, et religieusement pratiquées par des millions d’hommes.

Mais comment prit naissance cette légalité, faux pastiche du déterminisme physique ? Ses débuts coïncident avec l’avènement de la ruse, de l’habileté si l’on préfère, comme maîtresse du monde. « Aux premiers temps de l’humanité, ai-je écrit dans Pour l’Ère du Cœur, l’énergie corporelle fut souveraine ; certaines sociétés animales, asservies aux caprices du plus vigoureux, en fournissent des exemples. Les tarpans, chevaux sauvages d’Asie, vivent par groupes de plusieurs centaines, sous la conduite d’un mâle qui expulse impitoyablement les gêneurs. Dans des troupeaux de bovidés, on a vu des jeunes chasser le maître devenu vieux, puis surpris à leur tour et tués. Chez les peuples arriérés, et même chez nous, une stature dépassant la normale, une musculature puissante, la souplesse des mouvements, l’endurance à la fatigue continuent de désigner un homme à l’admiration générale. Mais presque partout le cerveau a vaincu le muscle, l’adresse a domestiqué la force. De bonne heure, hiérophantes et magiciens fabriquèrent, à l’usage des masses crédules, des mythes sacrés, des conventions sociales, capables d’assurer le pouvoir à un homme, à une famille, à une caste. » La légalité fut un des moyens essentiels utilisés par les maîtres habiles afin d’asseoir définitivement leur domination. D’origine théocratique, elle apparaît au début comme une émanation directe de la volonté divine. A Rome, la loi des Douze Tables enveloppe le droit dans un ensemble de formules sacramentelles, de rites immuables ; c’est un recueil mystérieux dont les patriciens, postérité des dieux, ont seuls le secret et qu’ils peuvent seuls interpréter. Comme les obligations religieuses le droit (fatum) résulte de prescriptions célestes ; Dieu même intervient par l’entremise du magistrat, le tribunal est un temple, le supplice une immolation. D’où le caractère de fatalité inéluctable, de destin irrémissible que présente la loi romaine primitive. Avec des variantes résultant du milieu, la législation des Hébreux et celles de tous les peuples anciens offre le même aspect théocratique. Si Moïse n’est que l’envoyé du Très-Haut, dans bien des cas le maître, créateur ou interprète du droit, fut dieu personnellement. Le Pharaon en Égypte, l’Empereur à Rome, l’Inca au Pérou, le Roi au Mexique étaient des dieux vivants, comme le Mikado l’est encore au Japon. Plus tard, surtout après le triomphe du christianisme en Occident, beaucoup de souverains perdirent leur divinité pour devenir les représentants officiels et patentés du Père Tout-Puissant. Une vertu céleste continua d’habiter en eux ; et Louis XIV, orgueilleux autant que médiocre, croyait encore participer à la connaissance et à la puissance divines, encouragé, il faut le dire, par Bossuet, cet aigle aux ailes aujourd’hui mitées, dont les interminables phrases masquent mal l’absence de raisonnement profond.

De la sorte les ordres du roi, tout en émanant d’un homme, ne cessaient pas d’être des commandements divins ; obéir aux chefs, c’était, comme autrefois, se soumettre au Maître des cieux. Depuis, le pape a poussé l’audace jusqu’à se prétendre infaillible ; s’il n’est pas une incarnation nouvelle du Verbe, du moins le Saint-Esprit parle directement par sa bouche. Mais, devant la marée montante de l’incrédulité, le droit démocratique se substitue un peu partout au droit divin. Les chefs ne disent plus : « Tel est la volonté de Notre-Sei-

gneur Jésus-Christ », ni même : « Tel est notre bon plaisir », mais ils parlent au nom de l’intérêt national dont ils s’affirment les représentants. La patrie, le devoir, l’honneur et vingt autres dieux, d’allure populaire, voire républicaine, ont remplacé le vieux Jahveh défunt. C’est d’eux, assure-t-on, et de la volonté des électeurs que s’inspire la légalité moderne. Si l’on vous brime et vous condamne, aujourd’hui, c’est au nom du peuple souverain ; si une injuste loi attente à votre liberté, c’est qu’ainsi l’a voulu la sacro-sainte majorité. Il est vrai que l’aristocratie capitaliste est experte dans l’art de faire parler à sa guise cette prétendue majorité et que la sottise populaire ne semble pas avoir sensiblement diminué depuis que tout citoyen est électeur. A l’heure actuelle la légalité s’avère le moyen préféré des forts pour satisfaire impunément, au détriment des faibles, leur volonté de jouissance et de puissance. En coulant les individus dans un moule identique, elle a rendu possible la centralisation étatiste dont nous sommes victimes sous la république comme nos pères l’étaient sous les rois. Seuls comptent en France les bureaux parisiens ; grâce à un travail d’asservissement déjà fort avancé sous Richelieu, complété par la Révolution, puis par Bonaparte, le reste du pays n’est qu’un fief, une vache à lait que l’on veut traire jusqu’à épuisement. En inspirant programmes et méthodes scolaires la même légalité conduit l’éducateur à tuer l’individualité créatrice chez les enfants qu’on lui confie. De tout fonctionnaire elle tend, d’ailleurs, à faire un rouage dépourvu de conscience, une simple pièce de la machine gouvernementale, docile à l’impulsion venue d’en haut, impitoyable pour les subordonnés d’en bas. C’est elle encore qui met la force armée à la disposition du patron mécontent de ses ouvriers. Forgée par les riches elle livre toutes les ressources économiques à la bourgeoisie ; sous le nom de profit commercial elle légitime les vols quotidiens du financier, de l’industriel, du négociant. En vertu du droit d’héritage elle permet à des paresseux de vivre dans un luxe inouï sans faire œuvre utile de leurs dix doigts ; mais elle condamne à mourir de faim le malheureux tâcheron qui ne travaille pas pour cause de vieillesse ou de maladie. Enfin c’est elle qui vous oblige à tuer vos semblables quand il plaît au chef d’État de déclarer la guerre. Il faudrait des volumes pour énumérer les crimes commis, chaque jour, au nom de la légalité. Le citoyen moderne lui doit d’être habituellement une marionnette, taillée sur un modèle uniforme, et dont les exploiteurs tirent à volonté les ficelles. Pourtant les partis avancés rêvent, en général, de renforcer l’étatisme et de forger un réseau de lois qui ligotent encore plus étroitement l’individu. Avec Auguste Comte ils semblent admettre que l’homme compte seulement en tant que membre d’une collectivité, qu’il n’a aucun droit par lui-même mais de nombreux devoirs, et que ses droits découlent exclusivement de la fonction sociale qu’il remplit. Ils ne songent à détruire la légalité ancienne que pour en établir une autre « plus juste » qui soit au service de la classe laborieuse ; d’où l’idée de dictature prolétarienne chère au communisme, d’où la tendance ordinaire des socialistes à fortifier l’autorité. Pour eux la révolte n’est qu’un moyen ; plusieurs mêmes, les réformistes, voudraient une continuité évolutive, non une brusque coupure, entre la législation capitaliste et la législation ouvrière. Bolchévisme à rebours, orienté vers la conservation sociale, le fascisme veut lui aussi mettre l’individu en tutelle au profit de l’État.

Lénine mérite d’être admiré ; et la Révolution Russe, malgré ses fautes, marquera une étape importante de l’éternel devenir humain. Pas plus qu’aucune autre elle n’est définitive ; l’instinct de liberté demande-