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ra satisfaction à son tour. « Assurer à chacun le plein épanouissement de sa personnalité, dans l’ensemble harmonieux d’une cité devenue fraternelle pour tous », voilà ce que je réclamais dans La Cité Fraternelle. De même que le bonheur me semble la norme suprême de l’activité individuelle, de même la fraternité me paraît le vrai fondement de l’association. Mais une fraternité qui ne soit ni faiblesse ni duperie comme fut celle des prêtres, comme est encore celle de nos républicains hypocrites, une fraternité qui implique disparition des hiérarchies sociales et liberté. « Trop de profiteurs sans scrupules ont caché sous un masque d’hypocrite charité leurs usurières exploitations ; il est temps, pour le bien général, que l’on cesse d’associer la sottise et la bonté ». Naturellement cela répugne à ceux qui n’ont le mot fraternité à la bouche que pour mieux tromper le public imbécile. — L. Barbedette.


LÉGENDE (latin legenda, choses à lire, de legere, lire). On désignait ainsi, à l’origine, les versets incorporés aux leçons des matines, puis le nom en fut étendu aux récits de la vie des prophètes, des martyrs et des saints qu’on devait lire dans les réfectoires des communautés (quia legendæ errant). « Quand on n’avait pas, dit l’historien Fleury, les actes d’un saint pour lire au jour de sa fête, on en composait les plus plausibles et les plus merveilleux qu’on pouvait ». Ces récits se perpétuaient à la manière des chants primitifs et populaires. « Il se formait ainsi, autour des hommes dont le christianisme avait fait ses héros, un ensemble de faits côtoyant ou épousant le surnaturel, que personne sans doute n’avait inventé tout d’une pièce, mais qui était peu à peu amplifiée par la tendance involontaire des imaginations à dénaturer et à embellir la tradition… » (Lachâtre).

On a entrevu (aux mots fable, histoire, on verra (au mot mythologie) les rapports de la légende avec la fable et la mythologie d’une part et, d’autre part, avec l’histoire. La légende, en effet, récit merveilleux, bien antérieure dans sa forme au christianisme — qui, avec son sens des foules, en saisit de bonne heure la puissance et en tira un prodigieux parti — participe de toutes les créations ou des amplifications imaginatives qui enivrèrent, durant des siècles, l’humanité et qui continuent à ravir, pour le plus long appesantissement des religions et de tous les empires basés sur la superstition, les masses crédules pt superficielles. La légende répond à ce besoin, qu’ont les faibles, impuissants à se redresser dans la vie, de s’évader des contingences vers des mondes imaginaires et d’opposer, au terre-à-terre d’une existence douloureuse et sans beauté, l’idéal flottant de paradis mystiques et compensateurs, encortégé d’équipées chimériques et de prouesses invraisemblables, pêle-mêle avec les vérités altérées du passé…

Si la légende peut provenir tout entière de la fantaisie créatrice de quelque imaginatif plus ou moins en communion avec les masses populaires, elle peut aussi sourdre dans l’inconscience de ces masses elles-mêmes et s’y propager. Les peuples enfants (et les petits des hommes en apportent le goût inné), séculairement avides de peintures saisissantes et d’évocations grandioses, toujours prompts à savourer sans contrôle les apports des charmeurs de foules et à se confier au mirage des Olympes anthropomorphistes, ont chéri de tout temps les légendes des bateleurs profanes et des magiciens religieux. « De là toutes les légendes qui encombrent les origines de l’histoire hébraïque, égyptienne, grecque, romaine, etc. L’histoire primitive n’est guère qu’une succession de légendes transmises, d’âge en âge, et auxquelles chaque siècle ajoute ou retranche ». Les mythes poétiques du Nord (Sagas), en France les chansons de geste et les romans de chevalerie sont de fond ou d’allure légendaire. « Les Védas sont le recueil de légendes

aryennes et, par conséquent, le plus ancien de tous ; presque toutes ces légendes sont cosmogoniques. De même, pour la Perse, le Zend-Avesta. La mythologie égyptienne, celle des Grecs et celle des Romains sont entièrement fondées sur des légendes, et chaque dieu, chaque demi-dieu, chaque héros a la sienne, et même les siennes, car ceux qui n’en ont qu’une seule sont bien peu nombreux. C’est ce qui fait qu’il est difficile de concilier tant de traditions diverses. Le christianisme, dont une partie au moins est fondée sur la crédulité robuste des masses, trouvait donc le terrain bien préparé par l’antiquité pour semer et faire fleurir, à son tour, la légende. Tous les recueils des vies des saints, qu’ils portent ou non le titre de légendes, en sont farcis, et l’on appelle plus souvent encore leurs auteurs des légendaires que des hagiographes… » (Larousse)… Pour donner un exemple suggestif de ce que les légendes peuvent, sur les âges, emporter d’absurdités monumentales, citons au passage cette légende des « onze mille vierges de Cologne », due à la méprise inepte d’un copiste. « Sainte Ursule ayant été martyrisée, ce qui n’est même pas bien sûr, avec sa suivante Undecimilla, le copiste crut comprendre qu’elle avait été menée au supplice avec ses onze mille suivantes, qui toutes, naturellement, étaient vierges. Cette bévue énorme fut si bien prise au mot, que l’on montre encore aujourd’hui les onze mille reliques… »

Obstacle au refoulement déjà difficile des préjugés religieux, dangereuse pour les progrès si lents de la raison, la légende ne l’est pas moins pour la marche des connaissances historiques. De toutes pièces inventées, ou considérablement grossies, les aventures qui constituent le fond des légendes populaires — connue des narrations sacrées —, enregistrées ou non par les écrivains successifs, sont aussi, nous l’avons aperçu, le milieu mouvant de l’histoire qui baigne avec elles dans l’irréel et l’hypothétique. Seules valent d’être recherchés, et retenus comme appoint véridique, dans la vie des saints ou des héros légendaires, dans les épopées glorieuses ou burlesques, les exploits épiques ou les interventions miraculeuses, les détails et les traits (qui sont l’accessoire du récit) par quoi se révèlent les mœurs d’une époque et qui n’ont servi au chroniqueur que de cadre et d’enjolivement, lui ont même souvent échappé par mégarde. À ce point de vue « l’école historique moderne a su tirer un excellent parti du recueil des Bollandistes et des récits des anciens hagiographes ». Et c’est en ce sens que Voltaire disait : « Il n’y a pas jusqu’aux légendes qui ne puissent nous apprendre à connaître les mœurs de nos nations. » Mais c’est assez dire avec quelle prudence les chercheurs d’authenticité doivent s’engager dans ce dédale aux richesses chatoyantes qui dansent sous le regard comme des feux-follets et s’évanouissent à mesure qu’on veut en saisir la substance ; et que de fois ils passeront au crible critique la manne légendaire, aux abords partout séduisants. Si tant est, comme dit Renan, qu’ « il n’est pas de grande fondation qui ne repose sur une légende et que le seul coupable, en pareil cas, soit l’humanité, qui veut être trompée » le sage et le savant, qui ne se satisfont d’apparence, ne peuvent en accepter, comme aurait dit Ibsen, la paix au prix d’un mensonge. Et des investigations besogneuses, sans cesse déçues et maintes fois reprises, leur seront nécessaires pour asseoir dans les temps disparus quelques certitudes provisoires !…

Au moyen âge, quand florissait le règne d’une thaumaturgie à l’apogée de sa fécondité, et qu’erraient, à travers les manoirs écrasés d’ennui, les troubadours porteurs de rires, de chants historiés, de contes et de récits rythmés, la légende envahit littéralement tous les domaines. En dehors des saints et des bienheureux aux attitudes surhumaines et aux miracles multipliés, les princes aventureux, les preux chevaleresques et les