Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LIB
1252

rebelles à l’orthodoxie officielle. L’État, même républicain et laïque, continue les traditions de l’Église qui « canoniserait Cartouche dévot », comme disait Voltaire mais qui a voué Socrate à une damnation éternelle.

Il y a toujours une pensée subversive ; il y en aura toujours une, tant que la vraie liberté, la « liberté sans rivages », n’existera pas. Et il est parfois aussi dangereux de penser et de s’exprimer librement en matière de science et d’art qu’en politique. Le savant et l’artiste qui ne se soumettent pas à l’orthodoxie sont suspects à l’opinion moutonnière. Elle les fait condamner, à la première occasion, sous des prétextes plus ou moins hypocrites. Un Oscar Wilde en a été la victime ; « il fut traqué hors de la vie parce que ses péchés ne furent pas ceux de la classe moyenne anglaise » (Frank Harris). Ferrer a été fusillé, en Espagne, à l’instigation des jésuites excités contre ses idées pédagogiques. L’Amérique, soumise à la Bible, n’autorise pas l’enseignement des théories de Darwin, et même en France, un professeur a fait l’expérience que Darwin est indésirable dans les collèges. (Affaire du professeur Rietz, à Tourcoing). Selon les circonstances, on interdit dans les lycées certaines lectures, comme celle de la Vision de Babouc, de Voltaire. On n’y admet que des livres soigneusement expurgés. Victor Hugo lui-même y est châtré de son : Déshonorons la guerre, par des eunuques imbéciles qui font du patriotisme avec la peau des autres. Le mensonge patriotique est défendu par des gens qui prétendent représenter l’honneur parce qu’ils le portent à leur boutonnière, et qui excluent de leur rang un Demartial pour s’être permis de dire la vérité sur les responsabilités de la guerre. (Voir Europe, 15 juin 1928). On avait déjà vu la « Légion d’honneur » prendre la défense du faux patriotique contre la vérité que révélait Zola, lors de l’affaire Dreyfus. Au temps de Molière, siffler était un droit qu’au théâtre on payait en entrant. Aujourd’hui, on encourt d’abord un « passage à tabac » des policiers, puis une condamnation à quatre mois de prison sans sursis (Affaire Roux, 10e Chambre correctionnelle de Paris, 4 janvier 1928). Au théâtre, comme partout, le « cochon de payant » doit se taire. Dans toutes les formes de la vie sociale, ainsi que l’a constaté Séverine, « le citoyen doit rester sourd, aveugle et par dessus tout muet ».

C’est ainsi que les caricatures de républiques ressemblent aux démocraties des César et des Octave où la « liberté sans rivages » était remplacée par ce que Naudet a appelé « la hiérarchie de la servitude ».

A la liberté d’opinion se rattache la liberté de la presse. (Voir le mot Presse).

Liberté des fonctionnaires. — Cette liberté n’est pas menacée seulement pour les femmes, par des chefs ou des politiciens jouant aux pachas ; elle est livrée pour tous, hommes ou femmes, aux avatars de la politique. Parfois, on dit aux fonctionnaires : « Votre devoir est de vous mêler à la vie politique du pays. » (Jules Ferry, 1881), ou bien : « Le fonctionnaire peut user du droit qui appartient à tous les autres citoyens de signer une affiche, un article, de prendre la parole dans une réunion publique. » (Barthou, 1909). D’autres fois, on leur conteste ces devoirs et ce droit ; on les poursuit, on les condamne et on les révoque s’ils passent outre. Ils sont en somme les jouets de la versatilité gouvernementale.

En principe, le fonctionnaire est un citoyen libre comme les autres. En fait, il ne possède de liberté que dans la mesure où l’État, qui est son employeur, veut bien la lui laisser, c’est-à-dire moins qu’aux autres. On lui reconnaît, ou on ne lui reconnaît pas, les droits des travailleurs ordinaires de se syndiquer, de penser ce qu’il veut et d’exprimer son opinion. Il est à la fois Dieu, table, cuvette… et moins encore. On lui dit : « Un fonc-

tionnaire n’a pas le droit de critiquer le gouvernement qui le paie… » on oublie d’ajouter : « …au dessous d’un certain chiffre d’appointements. » Car, les gens que le gouvernement paie le plus cher sont ceux qui peuvent le critiquer le plus impunément. Cela paraîtrait paradoxal dans une société bien équilibrée ; c’est un phénomène normal dans « l’ordre » où nous vivons. Le degré de liberté d’un fonctionnaire est déterminé par la place qu’il occupe dans la hiérarchie administrative et par la nature de ses opinions. Un haut diplomate, un grand chef dans un ministère, un professeur de Sorbonne, un général, un amiral, peuvent vitupérer le régime qui les fait vivre grassement. Un commis, un cantonnier, un instituteur, un soldat, un matelot, doivent se taire s’ils ne pensent pas comme leurs chefs, surtout s’ils sont des républicains sincères et pas seulement des budgétivores. Sous le régime dit de « l’Ordre moral », que les républicains flétrissent avec indignation, les fonctionnaires servaient d’agents électoraux pour le succès des candidatures officielles. Aujourd’hui, ils ne reçoivent plus des « ordres » ; le procédé est plus insinuatif, mais il n’est pas moins arbitraire. Dans l’arrondissement, la petite ville, le village, il est dangereux pour les fonctionnaires d’avoir des opinions personnelles et de se tenir en dehors des querelles de la sous-préfecture, de la mairie, du château, de l’église, de l’usine, qui règnent sur la vie économique et sur les consciences de la région. Chacune de ces puissances a son candidat en temps d’élection ; chacune prétend mobiliser le fonctionnaire pour sa cause. Des prodiges d’équilibrisme ne le mettent pas toujours à l’abri des représailles. Suivant qu’il aura été favorable à tel ou tel, ou, ce qui est pire, s’il est resté neutre, il recevra de l’avancement, des faveurs, ou sera envoyé en disgrâce, croupira dans des postes déshérités et sera même brutalement révoqué sur la demande d’un tyranneau triomphant. Jadis, dans leurs domaines, les aristocrates couraient le vilain en même temps que le cerf. Aujourd’hui les grands propriétaires, hobereaux, financiers, politiciens, chassent le fonctionnaire en même temps que le lapin dans la garenne républicaine.

Les fonctionnaires sont à la merci des notes secrètes que des chefs malveillants introduisent dans leurs dossiers. Ce qui compte sur ces fiches, qui font tant crier lorsqu’elles concernent l’aristocratie prétorienne, mais contre lesquelles personne ne proteste lorsqu’elles visent des citoyens obscurs, ce ne sont pas les qualités professionnelles ; ce sont les opinions. « Bon service apparent » veut dire : service bien fait mais caractère indépendant. La pire des notes administratives est : « trop intelligent ». Voilà le plus dangereux des certificats. Celui qui en est l’objet fait trop bien son service pour le public ; il le fait mal pour l’administration qu’il critique sans complaisance, dont il dénonce l’incurie en raillant l’imbécillité galonnée et en refusant de se laisser domestiquer par elle. Ce fonctionnaire-là n’a qu’une chose à faire : quitter une administration où il s’est fourvoyé comme un écureuil dans un trou de taupe. Nous avons eu l’occasion de voir, dans le dossier d’un de ces milliers de procès dits « défaitistes » du temps de guerre, un rapport secret émanant d’une grande direction de province des P. T. T. Ce rapport était d’une telle bassesse policière que le Procureur de la République, écœuré, refusa de s’en servir dans son réquisitoire. On a cité dernièrement, dans l’Œuvre (29 janvier 1929), le cas d’un ancien gendarme condamné à un an de prison en vertu des « lois scélérates » parce qu’il osait réclamer une pension pour infirmité contractée en service !…

En somme, les fonctionnaires paient chèrement, aux dépens de leur liberté, le bien-être et la sécurité relatifs que leur procurent leurs fonctions. Leur situation est celle du chien de la fable :