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l’une à l’autre, les forces naturelles sont souvent sujettes à des variations périodiques ; la nécessité de revenir aux industries délaissées peut un jour se faire sentir. Quelle peine pour équiper à nouveau les métiers abandonnés, pour réadapter la main-d’œuvre ! Un droit d’entrée de 20 francs dans le cas que nous avons supposé, éviterait ces conséquences funestes, garantirait le maintien d’une culture essentielle et limiterait le tribut que veut lever sur les travailleurs le producteur-importateur plus favorisé.

Il faut remarquer encore que si l’activité productrice d’un pays se spécialise trop étroitement, son niveau intellectuel et moral sera déprimé. Il en est des peuples comme des individus, ils déclinent si certaines fonctions sont développées au détriment des autres.

Les inégalités naturelles ne sont pas les seules en cause. Il en est d’autres qui rendent difficile jusqu’à la constitution des Unions douanières. Tous les pays, en raison de leur passé diffèrent, ne supportent pas les mêmes charges budgétaires : la différence des prélèvements opérés sur le fruit du travail influe sur les prix. Un produit affiché chez nous 15 francs contiendra 10 francs de travail et 5 francs d’impôts. Un voisin plus heureux, grevé seulement de 2 francs pourra offrir le même produit, à 12 francs, il nous dépossédera d’une industrie et nous éliminera des marchés extérieurs. L’industriel capitaliste voudra se tirer d’affaire par une exploitation plus intensive de la main-d’œuvre, à moins que l’État, animé d’impérialisme économique, ne pratique le dumping, c’est-à-dire ne restitue au fabricant sous forme de prime à l’exportation, les 3 francs afférents à la différence des impôts. Mais comme, l’État vit en parasite, c’est sur la généralité des consommateurs nationaux qu’il récupérera cette prime.

Proudhon a fait justement remarquer qu’en France, l’abolition des douanes intérieures n’avait été réalisée qu’après que la Révolution eut unifié les charges fiscales. Certes il subsistait à l’intérieur des disparités naturelles mais on s’efforçait d’y remédier par divers moyens, classification des terres en vue de l’impôt foncier diminution des frais de transport en raison des distances… etc. Avant de jeter bas les barrières entre les nations des révolutions sont nécessaires.

Pour un pays qui n’est pas principalement adonné au commerce, qui ne joue pas, comme l’Angleterre, il ya peu d’années encore, le rôle de commissionnaire des peuples, le fait de trop recourir à l’importation pour la satisfaction de ses besoins, quelque soit 1’avantage momentané qu’il y trouve, expose à un grave danger. Les produits s’échangent contre des produits, si la valeur des entrants dépasse celle des sortants on dit que la balance du commerce est défavorable. Lorsque ce fléchissement devient chronique, Proudhon qu’il faut encore citer nous avertit qu’un pays solde ses dettes en se vendant lui-même (c’est aujourd’hui, notre cas). Cela ne nous importerait guère sans doute, si l’acquéreur n’était pas un maître qui, s’il se garde d’anéantir le client débiteur exproprié, ne se fait pas faute de l’exploiter rigoureusement. Comment se défendre contre cette exploitation, quand le spoliateur trouve son point d’appui à l’extérieur ? Si la contrée asservie est favorable au tourisme, les hommes s’y transforment en valets, les femmes en courtisanes ; la production des objets de luxe, s’y développe au détriment du nécessaire, l’inégalité y est portée à son comble avec la démoralisation pour conséquence.



On fait au protectionnisme des objections qui ne sont pas moins fondées.

Aux barrières, l’étranger oppose des barrières. A la prohibition de ses produits fabriqués, il réplique par le refus de ses matières premières et, pour les utiliser, développe chez lui des industries dont le rival vivait ; il le supplante peu à peu sur les marchés mondiaux.

Le protectionnisme se retourne contre celui qui y a recours, il cause le renchérissement de la vie, et, en fin de compte, fermer sa porte aux denrées que d’autres obtiennent avec moins de peine, c’est s’infliger à soi-même une privation inutile. Il n’est pas exact de dire que les droits de douane retombent uniquement sur l’importateur. Reprenons notre exemple du blé (avec les mêmes chiffres fictifs). Si notre production est de 80 millions de quintaux et le supplément importé de 10 millions, en frappant ce dernier d’une taxe. Même de 19 francs, nous percevons 190 millions, que l’État s’adjuge d’ailleurs sans que le consommateur en profite. Mais l’apport extérieur devenant moins abondant les 80 millions restants dont le prix eut baissé à 115 francs resteront à 119 ou 120 (ou davantage si les droits d’entrée sont nettement prohibitifs), grevant le consommateur de 320 millions. Encore pourrait-on faire ce sacrifice si le prélèvement revenait bien au véritable travailleur-producteur et rétablissait un équilibre faussé à son détriment dans l’ensemble de l’économie nationale. Mais il n’en est rien ; le relèvement des cours n’enrichit que le propriétaire oisif ou l’agioteur.

On nous dit encore que la protection est obligatoire lorsqu’il faut assurer des débouchés à une industrie naissante, en relever d’autres qui périclitent, empêcher leur émigration là où la main-d’œuvre est à vil prix, qu’on garantit ainsi les travailleurs contre l’avilissement des salaires et le chômage. Cela n’est vrai que dans une faible mesure. D’abord, il s’en faut que toutes les industries nouvelles méritent des encouragements. Pourquoi favoriser celles qui pourvoient au luxe ruineux des classes riches ? D’autres encore répondent à des besoins trop peu essentiels pour qu’on les développe inconsidérément ou même qu’on fasse effort pour les maintenir sur son territoire. Nous avons accru hâtivement la superficie de notre vignoble et pour le faire fructifier nous nous privons de l’appoint de nos colonies d’Afrique, tandis que les indigènes qui les peuplent, s’ils ne se résignent pas à une existence misérable, doivent venir concurrencer les nôtres dans nos usines. On voit par là ce qu’il faut penser de la garantie du salaire rémunérateur.

Mais, de tous les reproches que l’on peut faire au protectionnisme, voici le plus sérieux, car il ne repose pas seulement sur des arguments, toujours discutables, mais sur l’observation des faits. Dès qu’un peuple d’ancienne civilisation en arrive à s’enfermer dans un réseau de douanes, les industriels favorisés par des élévations de tarifs perdent tout intérêt à l’amélioration de leur technique et de leur outillage. Patrons et ouvriers se laissent aller à une routine de plus en plus incurable. Si l’on objecte que, grâce à la protection, nos agriculteurs ont pu faire les frais d’un outillage plus parfait, sélectionner leurs semences et ainsi accroître les rendements nous répondrons que ce n’est pas seulement à une mesure, peut-être momentanément justifiée qu’ils ont dû leur relèvement, mais au fait qu’en raison de la répercussion qu’entraîne la hausse de certaines denrées alimentaires, les droits d’entrée n’ont jamais pu être exagérés au point de fermer à l’étranger le marché national et supprimer tout stimulant. Le protectionnisme ne laisse place au progrès que dans la mesure même où il tempère sa rigueur ; aucune nation n’a pu l’appliquer intégralement. Au temps où les corporations se disputaient jalousement leurs monopoles et se défendaient contre toute intrusion, l’évolution industrielle n’a guère été possible que grâce aux fa-