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La renaissance des lettres et les œuvres des philosophes grecs qui furent apportées de Grèce dans les originaux, ébranla l’influence du péripatétisme, mais il y a encore des esprits qui s’attachent à l’aristotélisme. Sylla fut un des premiers Romains à apporter à Rome quelques-uns des écrits d’Aristote. Un des principaux mérites d’Aristote a été sa classification des sciences, de même qu’au xixe siècle la réputation d’Auguste Comte est d’abord venue de sa classification des sciences. Cette classification d’Aristote s’appuie sur les trois principaux modes de développement de l’esprit humain ; savoir, agir, produire. Il classifie les sciences théoriques en physique, mathématique, métaphysique ; les pratiques en morale, économie, politique, artistique, poétique, rhétorique, logique.

Bien que l’Église catholique ait pendant des siècles imposé l’aristotélisme, le philosophe lui-même, repoussant les religions de son temps doit être considéré comme un libre-penseur.

Les deux principaux ouvrages d’Aristote qui nous restent sont l’Organon, ou logique en six traités, et la Métaphysique ou Philosophie première, en 14 livres. Bacon fondant sa philosophie sur l’étude a posteriori, a intitulé son œuvre le Novum Organon.

Epicurisme. Epicure (337-270) est probablement le philosophe grec qui a été le plus calomnié par les écrivains modernes. Le mot épicurien est devenu le synonyme de goinfre. On a été jusqu’à appeler ses disciples « le troupeau des pourceaux d’Epicure », quoique la morale d’Epicure fût plutôt stoïque, Il recommandait à ses disciples la vertu, la tempérance qui seule pouvait conserver la santé. Il est vrai qu’il a dit que le but de l’homme devait être le bonheur, mais ce bonheur, il le mettait dans l’équilibre parfait de la vie, dans le repos, la méditation.

On ne peut atteindre au bonheur que par la connaissance de soi-même et du monde. Sa philosophie est l’atomisme de Démocrite modifié. Sa logique admet deux éléments dans l’intelligence, les sensations et les anticipations, notions généralisées par l’entendement. La sensation est le critérium de la certitude. Epicure eut de nombreux disciples, et sa philosophie fut adoptée par la plupart des écrivains romains : Lucrèce, dans sa Natura rerum, Cassius, Pomponius Athicus, Lucullus, Crassus, Horace.

Les Romains n’eurent pas de grands philosophes originaux, ils empruntaient aux Grecs leurs théories. Pourtant il faut citer Epictète, Marc Aurèle, Brutus, Caton d’Utique, Sénèque qu’on peut classer parmi les stoïciens. De la Grèce, la philosophie avait passé à Alexandrie d’Égypte. Le néo-platonisme d’Alexandrie avait la synthèse comme méthode, son but était d’associer dans un vaste éclectisme l’esprit oriental, mais déjà le christianisme faisait sentir sa funeste influence sur l’esprit humain. Aussi vit-on saint Cyril exciter ses partisans contre la grande savante libre-penseuse Hypatie, qu’on mit à mort, en lui enlevant ses vêtements et en déchirant son corps avec des coquilles d’huîtres en 415.

L’édit de l’empereur Justinien, en 529 fermant les écoles de philosophie, fut le signal de la décadence de l’intelligence. En Europe, la libre-pensée est écrasée sous les persécutions. Quelques philosophes comme saint Erigène (vers 856) tentèrent d’appliquer au dogme chrétien les formes logiques de l’Organon d’Aristote, traduit par Boèce. L’obscurité s’étend partout, la religion étouffe toute activité d’indépendance de la pensée. La philosophie de la scolastique n’est plus que l’humble esclave de l’Église.

Le bûcher, les tortures atroces menaçaient quiconque osait élever des doutes sur les dogmes catholiques. Ce fut une époque de cauchemar pour ceux qui ne pouvaient croire implicitement. Au lieu de la liberté grecque, le

monde civilisé n’avait plus que l’esclavage du cerveau, le catholicisme faisait reculer la civilisation de presque mille ans.

La réformation, sortie de la renaissance des lettres, osa secouer les chaînes de la pensée, mais pourtant Berthelier, le libertin, c’est-à-dire libre-penseur, fut mis à mort à Genève, où à présent s’élève sa statue. Servet, le célèbre médecin espagnol, qui avait osé nier la divinité de Jésus fut condamné par l’Église catholique ; fuyant Vienne (France) où on allait le brûler, il se réfugia à Genève, où Calvin fit exécuter la condamnation papale. A présent une statue de Servet orne une place d’Annemasse (Haute-Savoie), Genève n’ayant pas voulu accorder un emplacement pour y élever la statue, résultat d’une souscription internationale. La ville de Genève s’est contentée d’ériger un monolithe à l’endroit même où, à Chavapel, fut brûlé le martyr. A Paris une statue de Servet se trouve dans le square de la mairie du xive sièclee arrondissement. Le protestantisme ne croyait plus à certains dogmes catholiques ; par exemple à la transsubstantiation (l’hostie changée en corps et en sang de Jésus), aux indulgences, aux prières pour les morts etc., mais ayant la Bible comme fétiche, il était aussi loin de la liberté de la pensée que le catholicisme autoritaire.

La renaissance des études grecques a produit, en Italie, le renouvellement de la libre-pensée. Toute une pléiade de penseurs ont, au péril de leur vie, exprimé leur amour de la liberté intellectuelle. Le chroniqueur Villani parle de nombreux épicuriens opposés à l’orthodoxie. Brunetto Latini, maître de Dante, dans son Tesoretto, fait de la nature le pouvoir universel, laissant la divinité de côté. Cecco d’Ascolo, professeur de philosophie et d’astrologie, à Bologne, périt sur le bûcher en 1327, parce qu’il avait écrit que Jésus avait vécu en poltron, en paresseux avec ses disciples.

On peut considérer Dante, Boccace, Pétrarque, comme des libres-penseurs de leur temps, bien que l’Église ait biffé de leurs ouvrages tous les sentiments anticléricaux.

Pulci, grand poète de la Renaissance, échappe à l’Inquisition malgré ses satires anticléricales ; mais, à sa mort, on refusa à son cadavre un enterrement en terre consacrée. Gabriele de Salo (en 1497) avait osé dire que Jésus avait trompé le monde par sa ruse, et que peut-être il était mort sur la croix à cause de ses crimes ; ce médecin bolonais fut protégé par ses patrons contre l’Inquisition. Georges de Novarra fût brûlé en 1500 pour avoir nié la divinité de Jésus.

Parmi les écrivains libres-penseurs, il faut surtout mentionner Pomponace (1462-1525), dont on a dit qu’il avait réellement initié la philosophie de la Renaissance italienne. Il niait l’immortalité de l’âme, la réalité des miracles ; mais il prétendait se soumettre à l’Église, ce qui lui sauva la vie.

Pendant que de nombreux italiens se distinguaient par leur scepticisme à l’égard des dogmes, la France, l’Espagne, la Scandinavie, pliées sous le joug de l’Église romaine, ne produisaient aucun esprit indépendant du moins aucun qui ait laissé un nom. En Bohême, Jean Hus, ayant osé parler librement, fut condamné par le concile de Constance et brûlé vif (1413) malgré le sauf-conduit de l’empereur Sigismond. Le disciple de Hus, Jérôme de Prague, un peu plus tard, eut le même sort que son maître. La guerre des Hussites qui s’en suivit et qui dura longtemps, fut un drame politique, qui détourna en Bohème et en Moravie, l’esprit public des questions de libre-pensée.

Aux Pays-Bas, Koornhert (1522-1590), fut banni de Delft, à cause de ses ouvrages hétérodoxes. L’histoire des Pays-Bas, par Liewe van Aitzema, fut supprimée pour athéisme ; les Exercitationes Philosophicae de Gorlaens eurent le même sort. Un Kverbogh qui, en 1668, avait